Sous les arches du pont Khajou

Sous les arches du pont Khajou

On donnait autrefois à Isfahan le surnom de ville « au milieu du monde ». C’était il y a de cela quelques siècles, quand Abbas I, roi du troisième Empire Perse, proclamait la ville capitale, l’ornait de somptueux monuments et en faisait un centre économique et artistique de premier plan. Dotée d’un urbanisme avant-gardiste, alliant architecture de cours intérieures et irrigation maîtrisée, la ville était parsemée de jardins, ressemblant de loin à un étincelant écrin de verdure planté au milieu du sable. On se rendait alors des quatres coins de l’Empire à Isfahan, cité prospère dans le désert, pour acheter les plus beaux tapis et admirer la grandeur des monuments de la photo ci-dessous. D’où le surnom.

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D’un point de vue purement géographique, du moins, je valide l’appellation : mon séjour là-bas colle à peu près avec la moitié de mon voyage. En revanche, d’un point de vue grandeur et mirifisme, c’est plus trop ça. Téhéran a ravi à Isfahan le titre de capitale, et le trafic automobile, les nouvelles techniques d’irrigation ainsi que l’économie foncière ont donné aux feuilles de ses arbres l’amère couleur du désert. Cerise sur le gâteau, une digue a été construite il y a quelques années en amont de la ville, asséchant totalement le Zayanderoud, le fleuve traversant Isfahan, au grand dam des habitants maintenant privés de sortie pique-nique sur les berges. (J’offre une glace à qui décèlera le subtil jeu de mot bilingue dans la phrase précédente.)

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Le pont Si-o-Seh sur le Zayanderoud, le « non fleuve »

Dans cette ville de mélancolie, des petits groupes de jeunes en doudounes emmitouflés se réunissent tous les soirs sous les arches du pont Khajou pour chanter la tragédie de l’existence et les marasmes de l’amour. C’est tout un petit monde qui se retrouve : chacun se connait, s’apprécie et se respecte; on chante seul ou à plusieurs, ici et là disséminés sous les arches, pour soi-même ou pour les copains. Les chanteurs se relaient, de sorte que le flâneur ne soit jamais en reste, et souvent un passant interrompt sa course et vient s’asseoir à côté du groupe. Alors, pour quelques minutes, ses yeux se perdent dans le vague et sur le coin de ses lèvres se dessine quelque rêverie heureuse; après quoi il salue les artistes et s’en va le cœur léger. Certains soirs, les vieux s’invitent de la partie et font aux jeunes la démonstration de techniques vocales qu’ils affinent depuis des décennies; leurs Tahrir enroués, longs et mélodieux, leur valent les acclamations de la foule. Et quand il fait vraiment trop froid, certains rappliquent à grand renfort de thermos de thé pour réchauffer les cordes vocales des chanteurs.

A force de fréquenter ce pont j’ai commencé à connaître le répertoire : le Tasnif, cette autre branche de la musique traditionnelle Persane, composée de ballades amoureuses écrites au début du XXème siècle. Au début je demandais systématiquement le sens des paroles, puis j’ai rapidement lâché l’affaire, car c’est grosso modo toujours l’histoire de l’amour passionnel perdu pour toujours et qu’on ne retrouvera plus jamais. Voilà donc quelques extraits sonores, de cette nuit froide et étoilée où j’ai rencontré Shahriar, le chanteur du premier morceau. Il est rejoint par un second chanteur sur le second morceau. Enfin, le troisième morceau est un enregistrement du Tahrir enroué d’un des vieux qui vient de temps en temps sur le pont se faire applaudir par la jeunesse!

Puisqu’on m’a demandé, je m’y suis mis aussi, à faire de la musique sur le pont. Le premier morceau qui m’était passé par la tête était un magnifique morceau roumain appris à Budapest au début de mon voyage : je m’étais dit que ça en intéresserait peut-être un ou deux. Eh bien, le vieux au Tahrir enroué m’en a réservé une de belle; ni une ni deux voilà qu’il se met à slamer sur mon morceau, en anglais, avec des paroles des plus improbables. J’ai pas compris d’où il me sortait ça, mais je suis heureux d’avoir un souvenir vidéo de ce moment choc des cultures!

Puis j’ai rapproché le répertoire, jouant quelques mélodies turques, et de jours en jours j’ai fini par apprendre quelques mélodies du Tasnif avec Shahriar. On a joué une paire de fois ensemble sous les arches et on a eu un beau succès (certains n’ont jamais vu un accordéon de leur vie, ça aide pour attirer les badauds). Ça ne m’a pas rapporté grand chose : contrairement à Istanbul ou Yerevan, où j’ai fait fortune dans la rue, ici je n’ai pas ramassé un seul toman. Mais c’est la culture : hors de question de mettre un chapeau, car les chanteurs du pont Khajou chantent avant tout pour eux. Et c’est bien cette ambiance bonne enfant qui m’a le plus troublé sur le pont Khajou : citez-moi un seul endroit hors Isfahan où les jeunes se retrouvent en bandes le soir pour se chanter des chansons d’amour! Et ce sont évidemment des hommes qui chantent (les femmes n’ont pas le droit de chanter en public en Iran). Devant un public… d’hommes, perdus dans leurs rêves. Quel spectacle! J’ai rarement vu autant de mélancolie qu’en Iran.

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Ce matin, le bruit court que les digues en amont d’Isfahan ont été ouvertes, et que les eaux du fleuve Zayanderoud devraient atteindre la ville dans la nuit qui vient. Différents amis de Téhéran, qui me savent à Isfahan, m’inondent de sms pour m’annoncer la nouvelle. Branle-bas de combat, j’enfile mes guêtres et le soir venu je suis parti arpenter le lit sec du fleuve avec Shahriar. Il ne se passe pas grand chose côté Khajou, pont très en aval, et à notre arrivée seule une poignée d’irréductibles emmitouflés poussent la chansonnette en grelottant dans un coin sombre. Il faut dire qu’il est tard et qu’il fait très froid, et les plus téméraires guettent l’arrivée des eaux au niveau du premier pont de la ville, le pol-e Si-o-Seh. Remontant Zayanderoud depuis Khajou, nous rencontrons ici et là de nombreux petits groupes qui se réchauffent autour de feux improvisés dans le lit du fleuve. Armés de leurs téléphones, ils relaient les informations venant de l’amont; du cousin sur le pont Chubi qui tient de son frère sur le Si-o-Seh que l’immersion est imminente. Chacun y va de sa petite prédiction, et ce n’est que tard dans la nuit, quand nous atteignons enfin Si-o-Seh, que nous rencontrons enfin la ligne de front des eaux, qui engloutit le lit sec du fleuve à la vitesse de la marche. Une petite procession avance à mesure, sautillant devant le petit torrent à la recherche de la meilleure photo.

P1020285Le surlendemain, vendredi, jour oisif du calendrier musulman, c’est le festival du pique-nique : à peu près tout Isfahan est dehors, réunis sur les berges du Zayanderoud, à griller des côtelettes et à grignotter des abricots secs. Il fait très beau et on se prend partout en photos, en famille ou en couple, devant le fleuve, une pile de pont, un canard. Aux quatres coins de Khajou, ça chante à la gloire des eaux retrouvées, et le soir venu, sur les berges, Shahriar et ses amis entonnent quelques mélodies devant un public acquis.

Mais comme souvent en Iran, les bonnes choses ne durent guère; et lorsque la police arrive, les artistes s’évanouissent dans la pénombre et la foule se disperse comme si ce rendez-vous secret n’avait purement et simplement jamais existé.