Les Ashiqs, bardes nomades d’Azerbaïdjan

Les Ashiqs, bardes nomades d’Azerbaïdjan

Après avoir vraiment cru atteindre le bout du monde dans les décors déchiquetés des ultimes confins de l’Arménie, après avoir joué une dernière « Bohême » aux nostalgiques gardes frontaliers arméniens, après avoir balancé mon premier Salam au fringuant policier iranien du contrôle des passeports, et après avoir longé le canyon irréel de la rivière Araxe (antique frontière entre l’Empire Russe et l’Empire Perse) sur plusieurs dizaines de kilomètres avec ce chauffeur de taxi nicotiné, me voilà donc à Tabriz, capitale de l’Azerbaïdjan iranien.

Les portes de Syunik sur la portion arménienne de la route de la soie. Le début de la fin du monde.

Les portes de Syunik sur la portion arménienne de la route de la soie. Le début de la fin du monde.

Le magnifique tréfond du fin fond de l'Arménie.

Le magnifique tréfond du fin fond de l’Arménie.

Les derniers immeubles soviétiques avant le col à 2535m qui sépare l'ex-URSS de l'Iran.

Les derniers immeubles soviétiques avant le col à 2535m qui sépare l’ex-URSS de l’Iran.

Je n’ai même pas le temps de glâner mon premier mot en Farsi que je reconnais déjà des mots qui sonnent comme du Turc. Tout content, je remets donc (péniblement) mon cerveau en mode turcophone, reléguant provisoirement à l’arrière-boutique mon Russe naîssant (je le resortirai en Ouzbékistan). Car à Tabriz et dans tout le nord-ouest iranien, on n’est pas Perse mais Azerbaïdjani (et pas « Azeri » comme me l’a répété 150 fois dans la même journée mon ami Riza), et parce que l’intégration est visiblement bien réussie dans l’Iran d’aujourd’hui (qui serait d’ailleurs un des pays les plus cosmopolites au monde), on papote donc tranquillement en Azerbaïdani, un dérivé exotique du Turc.

Selon la contrefaçon parfaite du Lonely Planet Iran acquise pour 8€ à l’office de tourisme (la belle affaire), il y aurait plus d’Azerbaïdjani vivant au nord-ouest de l’Iran (l’Azerbaïdjan « du sud ») qu’en Azerbaïdjan même (« du nord »). Tant mieux, j’aurai donc finalement bien fait de ne pas dépenser de somme exorbitante pour obtenir un visa pour Bakou, qui après tout ne doit présenter que des plate-formes pétrolières moches sur la Caspienne. Il y a bien assez d’Azerbaïdjani en Iran!

Une troublante expression du syndrôme d’Üsküdar gentiment immortalisée sur mon carnet par Riza

Le syndrôme d’Üsküdar gentiment immortalisé sur mon carnet par Riza

C’est donc à Tabriz que j’ai rencontré Riza, incroyable personnage à la forte personnalité, fier de ses racines et de sa culture. Riza est atteint (comme tant d’autres rencontrés sur ma route) du syndrôme d’Üsküdar (lire l’article « Les deux pieds en Accordéonistan »), aussi connu sous la terrible appellation de « syndrôme du chauvinisme musical ». Selon lui, l’intégralité des instruments rencontrés au Moyen-Orien auraient donc été créés en Azerbaïdjan. Le kemenche et le tar, par exemple, que j’ai eu l’occasion de croiser en Turquie, en Arménie et en Iran, seraient fondamentalement originaire d’Azerbaïdjan. Jusq’au duduk, instrument symbolique de l’Arménie, que les azerbaïdjani réclament leur, qui plus est sous un autre nom, le balaban! Quel toupet. Les arméniens n’ont vraiment plus rien pour eux.

Le père de Riza, Büyükağa Vücûdî « Piroğlu » (« le poète »), est non seulement un luthier reconnu dans la région, mais également un poète gardien de la langue, des traditions orales et de l’identité culturelle azerbaïdjani : un Ashiq. Signifiant littéralement « celui qui est amoureux », le terme Ashiq désigne les bardes nomades chanteurs et musiciens qui parcouraient autrefois le pays pour conter poèmes héroïques et fables épiques (bon ok les bardes nomades d’aujourd’hui posent en chaussettes sur les photos). P1010733Maîtres du kopuz, sorte de saz (instrument à cordes) répandu en Asie Centrale, les Ashiq devaient respecter une certaine éthique de sage orateur respecté, diffusant le savoir autour d’eux, et ils pouvaient à l’occasion se donner en duels publics lors desquels ils se défiaient à l’aide de proses improvisées.

Il semblerait que cet art, qui trouve ses racines dans les croyances chamaniques des peuples nomades turciques d’Asie Centrale, de Perse et d’Anatolie, ait côtoyé tout au long de l’histoire les mystiques soufis et les Shahs persans; ainsi, l’autre appellation traditionnelle de l’Ashiq, le « Dédé », semble évoquer un lien entre Ashiq et rites alévis (l’Alévisme, si vous avez zappé, j’en parle ici). Mais pour être honnête je n’ai pas encore tout bien compris à cette tambouille, donc quiconque expert dans le domaine est libre d’apporter des éclaircissements à cet article!

Bref, aujourd’hui, les Ashiq d’Azerbaïdjan sont garants de l’unité culturelle de leur peuple, scindé entre Azerbaïdjan du nord et Azerbaïdjan du sud, et contribuent même à la cohésion des différentes ethnies de cette région du Caucase. De ce fait, branle-bas de combat, l’UNESCO les a inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 2009, tadaaam. J’ai vérifié, Büyükağa Vücûdî est bien dans la liste des innombrables troubadours répertoriés dans les registres de l’UNESCO.

Assis confortablement sur l’épais tapis azerbaïdjani (et non persan, comme me le fait remarquer Riza à la relecture) du salon, j’écoute donc ce monument du patrimoine culturel immatériel de l’humanité faire curieusement infléchir sa surprenante voix haut perchée au son du kopuz. La première chanson, qu’il accompagne avec son kopuz personnel, s’appelle « Shah Sevani », littérallement « apprécié par l’empereur », une chanson donc qui devait sans doute plaire au Shah. L’autre morceau, Türk Divanisi, instrumental seulement, est joué sur le kopuz que Buyukaga vient de finir et s’apprête à vendre (pour ceux qui ont l’oreille fine, on sent que l’accordage mérite encore qu’on s’y attarde un peu).

Et qui c’est qui tient dans ses mains un kopuz tout neuf signé par un maître du patrimoine immatériel de l’humanité? C’est bibiiiiiiiiiiiii (admirez la coiffe traditionnelle).

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