Le traquenard des mariages ouzbeks

Le traquenard des mariages ouzbeks

On croit que Sadriddin Gulov est un homme rationnel, organisé, obligé par ses fonctions de professeur à l’université et de responsable d’ensemble de musique traditionnelle ouzbèke (voir l’article précédent). C’est mal connaître l’asticot que d’en rester là sur la description : le soir, dans les mariages, lui et ses comparses se transforment en véritables ambianceurs de salle.

P1030013Et vu que dans la région des plans mariages il y en a à peu près un tous les deux soirs, j’ai eu plusieurs fois l’occasion d’accompagner la troupe dans leurs échappées nocturnes. Telle une tournée de ramassage scolaire, Jacky* le vieux chauffeur à béret et clope au bec ramasse uns à uns dans sa fourgonnette musiciens et danseuses aux quatre coins de Boukhara, avant de conduire la joyeuse équipée vers un de ces salons à mariages construits tout exprès dans les villages alentours. Parce qu’il va falloir envoyer du gros son pour une salle de 600 personnes, adieu le qanun, le oud, le rubab et autres instruments trop subtils, et c’est d’enceintes et de lourds synthétiseurs Korg dont l’arrière de la camionnette est bourré. Arrivés devant la salle, je me propose pour aider à décharger et à monter la scène, mais non, comme cela se passera à chaque fois, on me plante sans ménagement à la « table des artistes », où les cameramans et les danseuses m’attendent déjà pour un traquenard « davaï Vodka » (davaï ça veut dire : si tu bois pas t’es pas des nôtres). Et les tables de mariage ouzbeks, il faut les voir pour y croire; une fois qu’on y est amarré on a plus du tout envie de reprendre le large.

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Je n’arrive à décrocher mes yeux de la table qu’au moment où les mariés font irruption dans la salle, qui est déjà pleine à craquer. Ce soir là, ces mariés font particulièrement la gueule; pour le marié, je ne sais pas, mais pour la mariée, la tradition veut en effet qu’elle tire la tronche devant tout le monde pour bien exprimer l’immense chagrin qu’on ressent normalement lorsqu’on s’apprête à quitter sa famille à tout jamais. Parce que désactiver ses zygomatiques n’est pas suffisant, il lui incombe également un petit geste théâtral : elle doit, toute la cérémonie durant – environ 4 ou 5 heures -, se pencher trèèèèèès lentement en avant, puis trèèèèèès lentement en arrière (presque 5 minutes entre chaque inversion de penchement, une lenteur extrême) en soulevant son voile, pour exprimer toute sa joie d’aller enfin finir sa vie en cuisine au service de sa belle famille. P1020895Elle qui n’est pas dupe ne doit pas avoir trop de mal à jouer le rôle, connaissant le traquenard qui l’attend. Car tout le monde en Ouzbékistan connaît cet innocent proverbe : un homme marié qui s’éloigne de plus de 4 mètres du seuil de son foyer conjugal est un homme célibataire! Voilà de quoi donner un petit arrière goût de farce à ces cérémonies, mais comment savoir quand c’est du flan, avec toute cette surenchère de choux à la crème. En attendant, voilà donc nos deux mariés qui boudent, plantés comme des poireaux sur un piédestal au milieu de la salle, entourés d’une foule de villageois des quinze bourgades à la ronde qui se réjouissent de manger gratos ce soir.

Sadriddin et son équipe sont opérationnels pour mettre le feu : un synthétiseur qui envoie les basses, un autre pour la mélodie et la rythmique, un g’ijjak (violon) pour les solos, une percu pour la forme et la voix de Saodat Gulamova (une des artistes les plus célèbres de Boukhara, que j’ai eu l’occasion d’enregistrer ici) parce qu’on est dans un mariage de première classe. Les convives hommes et femmes, qui selon la tradition mangent à tablées séparées, ne tardent pas à se retrouver sauvagement sur le dance floor, se trémoussant sur ce qui devient vite de la pop ouzbèke, russe ou turque. Les danseuses passent entre les tables et récoltent une moisson de billets qu’elles vont mécaniquement rapatrier vers un énorme sac près de la table des artistes, tandis que les cameramans sont occupés à filmer l’intégralité de l’événement sous tous ses angles (et moi aussi j’ai filmé tiens).

Je suis donc tout seul à la table, tous mes amis travaillent, et je commence à bouder comme les mariés quand soudain je flaire une intrigue qui s’ourdit sournoisement dans mon dos. Sadriddin a quitté son poste il y a déjà bien 5 minutes (voilà pourquoi je n’entends plus de violon!) et s’agite en coulisses; il semble tenter une approche auprès du présentateur (dans chaque mariage, un quidam au micro est payé pour rythmer le déroulement de la soirée en annonces diverses) et obtient après maints salamaleks un hochement de tête positif. La musique s’arrête, le speaker se tourne vers moi, appelle le franzouz et me tend le micro. Traquenard. Voilà le prix à payer pour pouvoir enregistrer les différents ensembles traditionnels de Sadriddin! (au sujet desquels j’ai déjà écrit un article ici). Je pourrais dire n’importe quoi au micro devant ces 600 personnes qui me fixent avec des yeux de merlan frit, mais comme je suis sympa je souhaite en français la belle vie aux mariés. Personne n’a rien compris, ni même Sadriddin qui ne se prive pas pour autant de traduire fièrement mes propos à l’assemblée, qui applaudit à tout va (je n’ai rien compris non plus à ce qu’il leur a dit, mais il a du y trouver son compte). Bref, me voilà maintenant pote avec tout le monde, les vieilles babouchkas m’invitent dans leurs cercles endiablés et me défient à la danse ouzbèke, et on me pousse à côté des mariés pour nous mitrailler de photos. Yes! Ils sourient enfin. Voilà un mariage finalement pas trop mal réussi, merci Sadriddin!

Impossible de résister à la publication de ce chef-d'oeuvre du service multimédia des mariages. Notez le sourire du marié! Yes!

Impossible de résister à la publication de ce chef-d’oeuvre du service multimédia des mariages. Notez le sourire en coin du marié! Yes!

P1030045Au fil de la soirée, la foule s’amenuise, et lorsque enfin l’heure du slow approche, il ne reste déjà plus grand monde. L’heure du slow, c’est quand les mariés font enfin quelque chose : descendant du piédestal, ils exécutent une maladroite et courte valse avant de s’enfuir en voiture vers leur nouvelle vie. Après leur départ, il ne reste que les irréductibles, les plus efficaces d’entre eux enfournant discrètement sous leurs manteaux des poignées de gâteau et les bouteilles de vodka restantes, les autres s’achevant sur la piste. Peu à peu, le violon, la voix et la percussion lâchent prise, commencent à démonter le matériel, tandis que les deux synthétiseurs augmentent progressivement les basses et accélèrent le rythme. Il n’en reste à la fin plus qu’un, l’homme orchestre, le King de la fête, qui chante, joue la mélodie, gère la rythmique et les basses tout en même temps (mais combien a-t-il fait de mariages celui-là). Vénéré comme un dieu vivant par les derniers survivants, il est finalement débranché par quelqu’un qui jette définitivement tout le monde dehors, parce que oh, la fête est finie!

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De gauche à droite : Saodat Gulamova, le King de la fête, et Sadriddin Gulov

De gauche à droite : Saodat Gulamova, le King de la fête, Sadriddin Gulov

*Son nom a été modifié pour l’article