Il m’a bien fallu une semaine pour mémoriser le nom de la région dans laquelle j’ai posé mes valises en arrivant en Ouzbékistan. C’est pourtant pas si compliqué : le « Karakalpakstan ». Kara = noir + Kalpak = chapeau + Stan = pays : le « pays des chapeaux noir ». Cet astucieux découpage en tête, je suis peu à peu parvenu à réaliser la même prouesse que les locaux : prononcer le mot en moins d’une demi-seconde.
Les Karakalpaks ne sont pas Ouzbeks et je l’ai appris assez vite. Nomades issus des steppes kazakhes, ils auraient élu domicile au XVIème siècle à proximité de la mer d’Aral, dans les méandres du delta de l’Amou-Daria, sous forme d’une confédération de tribus divisée en deux groupes : ceux vivant de la pêche, au bord de la mer, et ceux vivant de l’agriculture, dans les riantes terres fertiles du delta. Un tableau pas aussi sympathique qu’il en a l’air : les Karakalpaks ont de fait toujours vécu sous la menace des puissantes tribus voisines, défendant successivement leur petit coin de paradis contre les envahisseurs Kalmouks, Kazakhs, Turkmènes et Ouzbeks. Ce n’est que sous le joug soviétique que le Karakalpakstan vit enfin le jour, les communistes encerclant le delta de l’Amou-Daria d’une frontière polygonale (non régulière) tracée au cordeau en plein milieu du désert prodiguant enfin au peuple Karakalpak une tranquillité toute géométrique. L’intégrant d’abord au Kazakhstan, les soviétiques décidèrent que oh et puis tiens non la petite république Karakalpaque fraichement créée appartiendrait en fait à l’Ouzbékistan. Puis, décrétant que la culture du coton serait la principale activité économique de la région, ils détournèrent les eaux de l’Amou-Daria, provoquant petit à petit l’appauvrissement des terres arables du delta et l’assèchement inéluctable de la Mer d’Aral; bref, l’anéantissement pur et simple du petit coin de paradis Karakalpak. Aujourd’hui, le Karakalpakstan est une des régions les plus sinistrées d’Ouzbékistan et ne ressemble plus à rien qu’à un morceau de sable au milieu du sable. Négligé voire stigmatisé par les autorités ouzbèkes, le peuple Karakalpak est désormais livré à son propre sort.
Wopopop! On va se calmer sur le registre mélodramatique. Certes une visite au Karakalpakstan n’inspire pas le bonheur et la joie hilare. Malgré toute l’hospitalité de mes hôtes (j’ai passé une dizaine de jours chez l’adorable famille karakalpaque d’un ami musicien de Kiev), je suis resté suffisamment (trop) longtemps pour entrevoir certains aspects de l’envers du décor qui ne m’ont pas vraiment fait rêver. Et le cadre n’est pas franchement réjouissant non plus : villes soviétiques mornes et sans âme éparpillées dans un décor de sable glacé et de cheminées d’usines (encore que lorsqu’on s’éloigne de la ville, les dépôts de sel à perte de vue résultant du désastre de la Mer d’Aral ainsi que la bizarre végétation qui arrive à pousser dessus donnent à ce paysage hivernal de magnifiques teintes blanches, jaunes, roses et bleues).
Mais il suffit d’aborder les choses sous un autre angle pour éclaircir l’ombre au tableau et apprécier la richesse du peuple Karakalpak, et, dans mon cas, c’est à travers une expression simple que j’y suis parvenu : la musique!
Evidemment, c’est en racontant mes éternelles histoires d’Accordéonistan à qui veut bien l’entendre que je me suis finalement retrouvé au bon endroit : dans la maison-musée d’Amet et Ayimkhan Shamuratovs, deux figures incontournables de la culture karakalpaque au XXème siècle. Ce musée retrace la vie de deux artistes ayant largement contribué à la promotion de la culture karakalpaque au sein de l’union soviétique : Amet Shamuratov, écrivain et poète, et sa femme, Ayimkhan Shamuratova, célèbre comédienne et chanteuse décorée en son temps du titre ultime d' »Artiste du peuple de l’URSS ». D’un point de vue musical, Ayimkhan Shamuratova est reconnue pour avoir complètement redéfini le style d’interprétation des chansons traditionnelles du Karakalpakstan. Aujourd’hui, la fondation Ayimkhan Shamuratova oeuvre à la promotion de la culture karakalpaque à travers l’héritage des époux Shamuratovs, et s’évertue en particulier à perpétuer cette nouvelle tradition musicale issue de l’oeuvre d’Ayimkhan Shamuratova.
Le musée héberge donc un ensemble musical, l’Ensemble Ayimkhan Shamuratova, dont le but est de faire revivre en musique des chansons composées par Ayimkhan Shamuratova elle-même. C’est là que j’ai rencontré Nagima Karimsakova, vénérable et auguste dame karakalpaque qui sait manier son dotar avec groove! Ci-dessous le morceau Yasha Pari, composé par Ayimkhan Shamuratova et interprété par la surprenante Nagima Karimsakova.
Les Karakalpaks sont bien plus proches des Kazakhs que des Ouzbeks (les Karakalpaks et les Ouzbeks ne s’aiment pas et se considèrent comme étrangers… les soviets étaient assez forts pour « diviser pour mieux régner »), et ce sous tous points de vue : ethnique, linguistique, mais aussi social et culturel. Le genre musical karakalpak est ainsi profondément lié à celui de ses voisins des steppes (kazakhs, mais aussi turkmènes) et trouve ses racines dans la tradition nomade de ces peuples. Il contient un vaste corpus d’épopées épiques dont certaines peuvent atteindre plusieurs milliers de vers. Ces épopées peuvent être chantées en utilisant le chant diphonique – cette impressionnante technique vocale que l’on retrouve par exemple en Mongolie – et sont accompagnées du qobuz, un instrument ancien lié au rituel chamanique et dont on se servait autrefois pour, dit-on, chasser les mauvais esprits. Aujourd’hui, le qobuz est largement remplacé par la dombra au Kazakhstan ou le dotar au Karakalpakstan. Le gijjak, qui n’est autre que la version ouzbèque du kemanche iranien, ou encore la guimbarde, l’un des plus anciens instruments du monde, répandu en Chine, en Mongolie, et chez la plupart des peuples turcophones d’Asie Centrale, s’ajoutent à la batterie des instruments karakalpaks.
Je suis allé faire un petit tour chez Master Azatbay Otarbaev, un luthier qui fournit la région en instruments karakalpaks. Son atelier est un vrai fourre-tout de charpentier, dans lequel il produit essentiellement des dotar (3 500 pièces crées en 30 ans de production), mais aussi des guimbardes serties dans leur fourreau en os ainsi que d’innombrables flûtes. Les dotars sont conçus par assemblage de pièces de lamellé-collé de hêtre, de noyer ou de mûrier (dans le cas d’Azat je n’ai pas compris de quel arbre il s’agissait, mon vocabulaire de russe capitulant encore bien avant le chapitre horticulture) chauffées à la vapeur et pliées sur un modèle en métal. Azat appose sur ses dotars des motifs gravés (noirs sur blanc) qui lui sont propres; motifs que j’ai retrouvés par la suite sur le dotar de Nagima Karimsakova!
Le style de Nagima Karimsakova et de l’Ensemble Ayimkhan Shamuratova est ainsi celui développé par Ayimkhan Shamuratova au cours du XXème siècle : s’il s’éloigne des grandes épopées épiques des bardes Karakalpaks des siècles précédents, il s’en inspire cependant, résolument plus moderne (et bien plus court) dans son interprétation.
Sagidulla Saitov, le joueur de gijjak, m’a fait preuve de ses incroyables talents de conteur/chanteur à la fin de notre session d’enregistrement. Convaincu d’avoir capturé là une pépite d’enregistrement sonore, je me suis rendu compte à la fin de sa prestation que j’avais oublié d’enclencher mon micro… Bon, beh, eh, oh, ça arrive. En tout cas, pour un enregistrement qualité micro des vidéos précédentes (ainsi que quelques autres), allez faire un tour sur le Soundcloud de l’Accordéonistan.
En fait, dans la maison des Shamuratovs, il se passe des tas de trucs. Le musée accueille notamment un centre éducatif où des gamins issus de familles aux revenus limités viennent passer leur matinées, apprenant l’anglais, le russe, le chant, ou même la broderie traditionnelle (les gosses, je suis désolé que votre maîtresse vous ait fait passer un par un au tableau devant vos parents pour me déclamer tour à tour un petit poème en anglais). En cette période de fêtes, ils répétaient quelques danses pour le spectacle de fin d’année. Je les ai mis à l’épreuve de l’improvisation avec quelques morceaux rapportés d’un peu plus à l’ouest!
Ces gamins n’ont pas l’air d’avoir souvent affaire à des accordéons! Mais quel est donc ce curieux machin tout plein de boutons qui bouge à droite et à gauche?
Je pense que de nombreuses richesses sont à découvrir au Karakalpakstan – et ça n’a rien à voir avec ces nouveaux gisements de pétrole mis à jour après la disparition de la mer d’Aral et que la Chine se fait un plaisir d’exploiter sans aucune retombée économique pour les Karakalpaks. Je parle plutôt d’un riche patrimoine culturel, pas forcément accessible au premier coup d’œil, mais que des acteurs éclairés comme l’équipe du musée Shamuratov savent faire découvrir et transmettre avec intelligence!
Plus d’informations sur la maison-musée d’Amet et Ayimkhan Shamuratovs à Nukus : shamuratova.uz