Enfin! Le Sheng.
Cet instrument chinois trois fois millénaire qui, il y a à peine trois petits siècles, fut expédié en Europe par un missionnaire français épris de musique chinoise. Cet instrument à l’apparence bien étrange – un genre de cornemuse en forme de flûte de pan, ou l’inverse – basé sur un principe à l’époque assez méconnu de nos luthiers européens : la production de son par vibration de lames de bois ou de métal. Cet instrument étrange qui a mené, moins d’un siècle plus tard (donc au 19ème siècle) à la création d’un autre instrument, encore plus étrange peut-être : l’accordéon. Cet instrument, le Sheng, qu’il faut donc que je trouve, absolument.
Il paraîtrait qu’à l’est de la Chine on en joue un peu partout, qu’il en existe autant de variantes qu’il y a de villages, et qu’on a à peu près autant de chances de tomber sur un joueur de sheng là-bas que de cueillir un accordéoniste dans un arbre en Bulgarie (il y a beaucoup d’accordéonistes en Bulgarie). C’est donc parti pour une grande chasse au trésor à travers l’Empire du Milieu, cap vers l’est.
Cheminant des contreforts du Tibet aux rades de Hong-Kong, mes pérégrinations m’ont peu à peu mené vers le Guizhou, une magnifique région du sud-est de la Chine habitée par un peuple étrange et fascinant : les Miaos. Minorité ethnique de Chine au même titre que les Tibétains ou les Ouïgours, les Miaos possèdent leurs propres langue et culture – en fait, le terme Miao n’est même que la dénomination chinoise d’un peuple présent dans les montagnes de nombreux pays d’Asie du Sud-Est, les Hmongs.
Selon la tradition Miao, la création du monde et de leur peuple commence avec un papillon né d’un érable immortel. De l’union de ce papillon et d’une bulle d’eau seraient apparus douze œufs, couvés pendant douze ans au sommet de l’érable transformé en oiseau. Ces douze œufs auraient donné naissance au dieu de la foudre, au dragon, au buffle, au tigre, à l’éléphant, au serpent, au mille-pattes, à l’homme et à la femme.
Ce mythe illustre l’extraordinaire croyance animiste de ce peuple. Les Miaos pensent qu’une âme, ou force vitale, anime toute chose de la nature, être vivant ou élément naturel, et que tous ces esprits agissent en bien comme en mal sur la destinée de leur peuple. De fait, les Miaos vouent de nombreux cultes aux êtres et objets naturels qui les entourent – le soleil, la lune, le tonnerre et la foudre, le feu, les rivières, les cavernes, les grands arbres, les grosses pierres ou encore certains animaux -, ces rites se reflétant ainsi dans la quantité de festivals pratiqués tout au long de l’année. Dans le Guizhou, la population Miao, essentiellement rurale, continue d’entretenir son incroyable folklore, et il est quasiment impossible d’arpenter leurs villages sans assister à l’une de leurs innombrables célébrations.
Je suis arrivé à Langde au matin du 12ème jour du festival de Zhao Long, « L’appel des dragons ». Ce festival de 13 jours n’est visiblement organisé que dans le besoin, à intervalles irréguliers, une année de pauvres récoltes, de manque de pluie, d’infertilité, de mortalité infantile ou encore d’appauvrissement de la forêt. L’objectif est de rappeler les dragons – retirés dans les montagnes parce que les hommes ont négligé de leur faire des offrandes – pour qu’ils protègent le village, ses enfants, ses champs, ses animaux et ses arbres.
Je n’ai franchement pas tout compris quand je suis arrivé. A 15 heures, le gong, suspendu à l’arbre au milieu de la place du village, s’est mis à jouer, pour une danse qui allait se terminer 10 heures plus tard. Un petit groupe d’hommes vêtus de tuniques noires, portant chacun autour du corps une extraordinaire ceinture de serviettes de toilettes de toutes les couleurs, s’est lentement mis à tourner autour du gong, trois pas vers la gauche, puis trois pas vers la droite, en rythme. La petite troupe est rapidement rejointe par un groupe de femmes aux tuniques à fleurs brodées, portant de magnifiques coiffes en argent surmontées de fleurs et d’oiseaux finement sculptés. Bouquet final, les voilà, qui arrivent dans leurs tuniques noires et leurs tabliers blancs à motifs bleus, les fameux joueurs de sheng – ou plutôt de lusheng, la version Miao en bambou -, tenant à bout de bras leurs instruments dont certains atteignent parfois les trois ou quatre mètres de long. A l’unisson, ils soutiennent la cadence du gong d’une litanie d’anches qui appesantit le pas des danseurs et inscrit la danse dans la durée. On apporte des tas de lusheng à tour de bras, les musiciens se relaient, presque tous les hommes du village semblent savoir en jouer.
Le cortège s’épaissit d’heures en heures et la foule de spectateurs se fait dense. Un préposé boisson trottine avec une corne remplie de vin de riz et abreuve un par un public et danseurs. Il ne faut pas toucher la corne avec ses mains sinon c’est cul-sec, évidemment je ne suis pas au courant, et ce truc qu’ils appellent du vin doit bien avoisiner les 20° (et cette innocente corne qui cache bien son jeu a l’air de pouvoir contenir au moins 25 cl de liquide). Ça va bien se terminer cette affaire. La Miao juste à ma droite a repéré la manœuvre et fait mine de ne pas connaître la consigne; hop un doigt effleuré sur la corne et c’est le cul-sec pour elle aussi (il y a un deuxième préposé bidon qui maintient la corne constamment pleine). Je saisis tout à coup deux grandes vérités : 1) sous couvert d’histoires de dragons, d’érables immortels et de serviettes, cette flopée de festivals sert avant tout à écouler la production locale annuelle de vin de riz; 2) les Miao ont coutume de déclarer leurs flammes au cours de leurs festivités. Je suis pas rendu.
J’ai quand même profité de la bonne humeur de mes voisines pour glaner quelques informations. Les Miao sont spécialistes de l’argent et de la broderie; les costumes sous mes yeux sont fait par ceux qui les portent et les incroyables coiffes des femmes par des maîtres artisans. Les coiffes les plus impressionnantes, celles réservées aux femmes non mariées, prennent plusieurs années à concevoir et coûtent plusieurs milliers de dollars; les coiffes des femmes mariées sont bien plus petites. Les hommes qui portent un tas de serviettes de toilettes en bandoulière, devant le cortège, sont élus par le village; ils passent dans chaque maison du village quelques jours avant le festival pour collecter ces serviettes qu’ils porteront ensuite en dansant treize jours durant. Des serviettes en offrande aux dragons de la part des villageois? Je ne suis pas bien sûr. En tout cas, on me confirme que ce festival est bien celui de l’appel des dragons. Sinon, le jeune homme au milieu là, avec une couverture sur les épaules, est en train de faire la cour à cette fille coiffée d’une énorme couronne d’argent. Ce festival est bien lui aussi l’occasion de marier les jeunes Miao.
Puisque la journée du lendemain ressemblait exactement à la première, et parce que je cherchais à tout prix à éviter cette corne, je suis parti me promener dans les rizières. Grimpé quelques étages, contourné quelques collines, je me suis retrouvé dans un autre village, plus petit, avec d’autres rondes, plus petites, et d’autres joueurs de lusheng, bien moins sobres. On m’a offert une serviette, et j’ai tourné, tourné, tourné pour appeler les dragons. Aujourd’hui marquait le dernier jour du festival, et à 20h tout s’est soudainement arrêté. Les lusheng, empilés les uns sur les autres comme un gros fagot de bambous, sont repartis à la remise en attendant le prochain festival (la semaine d’après, peut-être). Les villageois sont progressivement rentrés chez eux. Le gong, décroché de l’arbre, est parti avec un petit groupe dans une des maisons du village; j’ai suivi le gong. Et là, alors qu’ils ont déjà treize jours de rondes effrénées dans les pattes, je les ai vus suspendre le gong dans une pièce, et recommencer à tourner. Tout ceci est vraiment irréel.
Ces fameux lusheng (« lu » : bambou) ne sont pas exactement ce à quoi je m’attendais. Utilisés à l’occasion de rites et de festivités, ils ne sont pas vraiment conçus pour jouer des mélodies mais ont plutôt un rôle de bourdon, soutenant d’un accord continu une danse ou un rituel. Ils ne disposent que de 6 tuyaux, soit 6 notes sur un même accord, quand la version moderne du sheng peut posséder plus de 17 tuyaux.
J’ai toutefois rencontré l’unique villageois de Langde qui possédait un sheng de 16 tuyaux, et lui ai demandé de m’apprendre quelques morceaux. C’était sans compter qu’on était le soir du treizième et dernier jour du festival de Zhao Long et que le redoutable vin de riz Miao avait coulé à flot; mon joueur de sheng à 16 tuyaux n’y voyait plus bien clair et ne soufflait plus très droit. Mais le village reprenait ses activités normales le lendemain, les hommes seraient affairés aux champs, et par dessus tout mon visa arrivait à expiration; bref, il fallait saisir l’instant, et enregistrer cette rencontre de l’accordéon et de son illustre ancêtre le sheng. Voilà donc comment mon voyage en Accordéonistan s’est terminé dans un couac de vin de riz final.
Un des enregistrements de cette soirée ci-dessous, quand l’accordéon rencontre son ancêtre d’anche, le lusheng.