Des énergumènes, j’en ai croisé un bataillon sur ma route, mais il va me falloir ratisser l’Accordéonistan encore un moment pour rivaliser avec la paire de numéros que j’ai eu l’occasion – l’honneur – de croiser au détour de mon passage à Istanbul.
Il y a Hitoko, cette japonaise toute droit sortie d’un musée de poupées en porcelaine, qui bien que chaussée d’escarpins vernis est venue un jour battre le pavé stanbouliote, affublée d’un accordéon assortie à sa robe à pois et à son chapeau haut-de-forme. Assujetissant aux mélodies turques les plus connues des idéogrammes nippons sortis tout droit de ses manchettes et dont elle seule à le secret, elle joint bout à bout et opère à leur fusion deux mondes que Marco Polo lui-même mit des années à relier. Le tout d’une candeur enfantine devant laquelle le passant, interdit, s’oublie en rêveries de voyages.
Ce morceau, c’est Üsküdar, l’une des chansons populaires les plus connues en Turquie. Elle serait apparue au 19ème siècle, lors de la Guerre de Crimée, lorsque le sultan Abdülmecid, soucieux de réformer son armée, ordonna le port d’un nouvel uniforme, plus occidental, et de fait demanda à ce que la culotte bouffante, alors en vigueur chez les fonctionnaires, soit reléguée au placard. La chanson, reprenant l’air d’une marche militaire écossaise (alors alliés des Ottomans contre les Russes dans la Guerre de Crimée), se moquerait ainsi des fonctionnaires sans-culotte se rendant à la caserne de Selimiye, alors à Üsküdar, un quartier d’Istanbul.
Ca, c’est la version historique. En fait, cette chanson est depuis de nombreuses années le terrain d’une terrible bataille identitaire opposant plusieurs pays des Balkans (Grèce, Albanie, Macédoine, Bulgarie, Bosnie, Turquie) s’arrachant sa propriété, fantasmant avec passion sur des origines imaginaires faisant d’Üsküdar tour à tour une chanson d’amour, un cantique religieux, un hymne révolutionnaire ou encore une marche militaire. Un documentaire paru il y a une dizaine d’années (« Whose is this song », 2003), interrogeant chaque pays sur l’origine d’Üsküdar, met ainsi à jour, sur une simple chanson, les haines profondes qui divisent les peuples des Balkans.
Hitoko se ramène donc avec ses souliers vernis et ses couettes de dinette et nous sort de derrière les fagots (ou devrais-je dire de derrière les baguettes) une version manga d’Üsküdar (bien écouter l’enregistrement : le premier couplet est chanté dans la version originale, en turc, alors que le deuxième est chanté en japonais). De quoi couper la chique à tous ces chauvins de nationalistes, non mais! Merci Hitoko!
Celui qui se partage avec Hitoko le business de l’accordéon à Istanbul (sans me compter), et qu’on pourrait sans trop se mouiller qualifier de modèle d’accordéoniste antagoniste d’Hitoko, c’est Florin, ce roumain unijambiste fourbu par une vie dont les tourments viennent sans doute orner les paroles de ses chansons. Juché sur sa béquille, la barbe rasée de frais et la chemise du dimanche sortie du pantalon, Florin emplit Istiklal Caddesi de sa voix splendide, à la fois chargée de mélancolie et de joie de vivre, accompagné de son accordéon, rêche et rugueux comme le sens de ses chansons. Hérissage de poils garanti! Florin est vite rejoint par Mara, tourbillonnante, qui débarquée du Kurdistan ajoute brèvement à l’enchantement du moment.
L’Accordéonistan! La contrée du métissage musical improbable. Pas besoin d’aller bien loin pour se retrouver les deux pieds dedans.