Le muqam à 100$

Le muqam à 100$

L’aventure que je vais vous raconter ici est plutôt fâcheuse; en fait, ce n’est rien qu’une anecdote de commerçant – et à quoi d’autre faut-il bien s’attendre quand on se promène sur la Route de la Soie, je vous le demande. D’autant que cette histoire se déroule dans le Xinjiang, une région bien particulière dans l’histoire de cette route commerciale. Car c’est bien là-bas, dans cette contrée lointaine et reculée, aux confins des déserts et des montagnes, que l’Occident et l’Orient sont entrés un jour en collision pour des motifs de braderies. Provoquant par là un choc des civilisations horizontal qui distribua les peuples, les religions et les cultures sur un même axe pendant plus de deux mille ans. Avant toutes choses, voilà donc comment tout commence.

Ca rigole pas avec les affaires dans le Xinjiang

Ca rigole pas avec les affaires dans le Xinjiang

Vers les 400 av. JC, Alexandre le Grand, dans son souci de conquérir le monde, écrase l’empire Perse des Achéménides et s’installe en Asie Centrale. Fondant le Royaume de Bactriane sur les contreforts du Pamir (modernes Afghanistan et Tadjikistan), ancrant la civilisation grecque dans la région pendant près de 300 ans, il préfigure sans le savoir la création d’un axe commercial sans précédent : la route de la soie. Car les Chinois, à la recherche de combines pour refourguer leurs étoffes, ont vite vent de cette civilisation sophistiquée, potentielle porte ouverte sur le marché occidental, installée juste à l’ouest de chez eux par delà les déserts et les montagnes. Enthousiaste, la dynastie des Han étend la muraille de Chine sur des milliers de kilomètres, pulvérise les tribus nomades mongoles croisées sur son chemin et s’installe enfin dans les oasis du Taklamakan, au sud de l’actuel Xinjiang, à portée de bourse des peuples de l’ouest. S’engage alors un commerce très lucratif, qui d’une part scellera une présence chinoise en Asie Centrale qui durera jusqu’à nos jours, et d’autre part fera le bonheur des Sogdiens, un peuple d’habiles marchands iranophones qui, s’en mettant plein les poches avec les Chinois pendant 400 ans, enrichiront et magnifieront les merveilleuses villes de Boukhara et Samarcande.

Cette joyeuse foire aux étoffes ne fut pas sans attraits pour les curieux, puisque par la suite tout le monde semble vouloir s’en mêler : les peuples turciques – parmi lesquels les fameux Ouïgours -, venus du nord, et les Tibétains, venus du sud, délogent les chinois et s’installent dans le Xinjiang. Peu après, les Arabes débarquent de l’ouest et convertissent tout le monde à l’Islam, puis les Mongols de Gengis Khan (qui bulldozent tranquillement la moitié de la planète) font table rase de la région; avant qu’enfin, progressivement, les Chinois ne reviennent et ne reprennent la main sur leur ancienne terre de boutiquiers.

Prière du vendredi

Prière du vendredi aux abords de la mosquée de Kashgar

Le sud du Xinjiang, qui aura vu défiler du monde, reste aujourd’hui une bien drôle de région : aux confins occidentaux de la Chine, à l’extrémité orientale de l’aire d’influence des cultures perse et arabe, mais bel et bien d’Asie Centrale turcique dans son essence – car pays du fameux peuple ouïgour. Une terre qui semble bien propice au commerce, comme j’ai pu m’en rendre compte; et Kashgar, la ville dans laquelle se passe toute l’histoire qui va suivre, résume à elle seule cette fascinante collision des peuples.

Kashgar, c’est : à l’ouest, les Tian Shan et le Pamir – des centaines de kilomètres de pics acérés, de glaciers et de passes célestes infranchissables -, à l’est, le Taklamakan et le Gobi – deux mille kilomètres de dunes de sable rôties par le soleil. Bref, une véritable oasis; en fait, le plus important des foyers de population ouïgoure qui parsèment la frange sud du désert du Taklamakan. Une ville dont le faste égalait autrefois celui de Samarcande et Boukhara, mais qui – peut-être parce qu’elle s’épuise depuis si longtemps à tenter de faire cohabiter les peuples – subit aujourd’hui une rapide et étrange transformation.

Coopération sino-ouïgoure dans le sud du Xinjiang

Coopération sino-ouïgoure dans le sud du Xinjiang (ville de Hotan)

Sous l’effet d’un urbanisme pernicieux issu d’une politique chinoise d’uniformisation territoriale et de mise en vitrine des minorités qui prévaut en fait dans tout le pays, Kashgar se dédouble. Ce qu’il reste des vieux quartiers du centre, de ses maisons en terre d’architecture persane, de ses ruelles sinueuses et de ses petits passages dérobés se retrouve aujourd’hui empaqueté dans une sorte de Magic Box à touristes, saveur Orient. Tout autour de ce parc à thème soigneusement délimité, les bulldozers abattent et éboulent dans un ballet silencieux les cahutes qui encombrent la vue. Quand on s’aventure au delà de ces espaces limites en destruction, on découvre, avec autant de stupéfaction qu’un Jim Carrey qui trouve la porte de sortie du Truman Show, un univers parfaitement parallèle. Nez à nez avec une étendue infinie d’immeubles gris aux horribles enseignes chinoises multicolores, on se retourne, et le spectacle est fantastique : la vieille ville apparaît, dans une mise en lumières irréelle, flottant en suspension dans un paysage de béton et de néons. Deux mondes totalement étrangers, hostiles, qui ne se côtoient pas mais qu’on aurait quand même inclus l’un dans l’autre en douce. A l’extérieur, un décor de Chine, à l’intérieur, un décor de Route de la Soie.

Dans les boutiques, les luthiers refont la marqueterie des tchang, le santour du Turkestan

Le santour du Turkestan

Et malgré tout, il y a du monde dans cet intérieur-musée : sur le pas des portes les ferronniers battent le fer et les boulangers sortent les galettes du four, et les vieillards ouïgours, dans leurs grands manteaux, chapeaux mous en moumoute de mouton et babouches, palabrent sous les arbres devant la mosquée. Enfin, dans les boutiques, les luthiers refont la marqueterie des tchang (le santour du Turkestan) et accordent les fameux rubabs de Kachgar. Je suis donc resté à l’intérieur.

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Le centre-ville restauré de Kashgar…

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…et ses abords

Par manque de temps, de contacts et de moyens pour aller explorer les villages alentours, c’est uniquement à Kachgar que j’aurai tenté d’enregistrer le fameux Muqam du Xinjiang (ou du moins une de ses déclinaisons régionales, puisque chaque oasis du Taklamakan possède un style musical propre). Le Muqam du Xinjiang est un terme général qui désigne un ensemble de chants, de danses et de musiques populaire et classique, influencé au cours de l’histoire par les musiques perses et arabes certes mais aujourd’hui plus que jamais propre à la culture ouïgoure. Dans la tradition de Kachgar, le Muqam se décline en 12 suites codifiées : le On Ikki Muqam (« 12 muqams » en Ouïgour), dans le même principe que les 6 modes du Shashmaqam ouzbek ou les 7 dastgah du Radif iranien.

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Faute de meshrep traditionnel, on se sera quand même fait inviter pour un mariage en ville. Les ouïgours sont vraiment les cousins des turcs : ils adorent danser! On se croirait à Istanbul en Chine, le bonheur

Traditionnellement, le muqam ouïgour se pratique lors des meshreps, des rassemblements populaires et festifs tenus pour marquer un mariage, une circoncision ou le début des récoltes. Mettant musique, danse, poésie et jeux à l’honneur, les meshreps sont également l’occasion de statuer sur les questions morales qui structurent la société ouïgoure. Un meshrep se déroule donc typiquement sous la conduite d’un maître de cérémonie, chargé de rythmer les festivités et de présider un tribunal informel qui règle et parfois condamne les transgressions de certains membres de la communauté. Au milieu des années 90, certains mouvements islamistes radicaux se sont emparés du rôle didactique des meshreps pour dispenser une idéologie nationaliste opposée à la gouvernance chinoise. Violemment réprimés, ces incidents ont par la suite incité les autorités chinoises à surveiller les pratiques traditionnelles ouïgoures – et à en édulcorer le contenu quand il s’agit de les exhiber aux touristes.

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Chez le luthier du coin

Dans l’intérieur-décor de Kachgar, les musiciens jouent principalement dans les restaurants; ceux que j’ai rencontrés jouaient tous les soirs dans le même et avaient l’air plutôt aigris. Pourtant, le luthier du coin me les avait recommandés, c’était ses amis et de très bons musiciens, je pourrais certainement les enregistrer et ils connaissaient même un accordéoniste à Kachgar qui pourrait me donner quelques bases de muqam à l’accordéon. Or ces musiciens n’ont rien compris à ce que je leur ai demandé. Et surtout, pour la première fois depuis le début de mon voyage, ces musiciens là n’étaient pas mes amis. Ainsi, galvanisé par la richesse et la facilité des rencontres précédentes, je me suis jeté tout entier dans la gueule du loup. Après leur avoir fait comprendre que je voulais les enregistrer, ils m’ont conduit dans une arrière-salle du restaurant, m’ont joué trois morceaux, puis ont fait tomber la sentence impitoyable du tribunal du meshrep : cette séance de 40 minutes d’enregistrement me serait facturée 500$.

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Je me suis énervé. Ils m’ont rétorqué que des touristes japonais avaient payé 3000$ pour un concert privé la semaine précédente. Je leur ai répondu que je n’étais pas un touriste, et encore moins japonais; puis je me suis senti très bête et j’ai compris que ma cause était définitivement perdue. Alors je me suis rappelé que moi aussi je suis musicien, qu’après tout, tout travail mérite salaire, et puisque visiblement je ne serai jamais ami avec ces musiciens-là il vaut peut-être mieux que je les paye. P1040340En fait, l’après-midi même, dans les rues du décor de Chine qui nébule autour de l’intérieur-musée ouïgour, je venais de me faire les fouilles en or à jouer Amélie aux chinois expatriés. J’avais donc bien de quoi payer mes rançonneurs patibulaires, et après négociations je leur laisserai finalement 100$. En fait, ils l’ont bien mérité, et puis j’aime tellement l’idée d’avoir acheté du Muqam aux ouïgours en revendant de l’Amélie aux chinois que je leur ai même tendu la monnaie avec un sourire. Finalement, le Xinjiang, c’est effectivement une bonne terre pour le commerce!

Des trois pièces enregistrées lors de cette session à 100$, j’en ai effacé une sous les yeux des musiciens dans un moment d’emportement – peut-être la plus originale, dommage -, et une autre n’est qu’une performance (virtuose) de tanbur, l’un des principaux instruments à corde ouïgour (ici sur mon soundcloud). Il ne me reste donc de cette aventure qu’une seule pièce de muqam : le muqam à 100$.

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Plus précisément, une pièce du Rak Muqam, l’un des 12 muqams du On Ikki Muqam de Kachgar. Suivant une structure spécifique, ce morceau accélère graduellement et était à l’origine joué pour des séances de sema, la danse sacrée des derviches tourneurs du Turkestan. Je n’ai pas vu les derviches, mais bon, c’est un enregistrement, alors il suffit de fermer les yeux et de s’imaginer un décor de Route de la Soie!

Muhtarjan – Tchang (Santur), voix
Osmanjan – Satar
Imam Turak – Dotar, voix
Ahmatjan – Dap

Pour plus d’informations sur les meshreps, voilà une vidéo présentant ces cérémonies traditionnelles sur le site « Voice of Eastern Turkestan ».

Plus tard, jai joué quelques morceaux daccordéon au milieu dune ville

Plus tard, j’ai joué quelques morceaux d’accordéon dans une plus petite ville du Xinjiang (Hotan, ci-dessus son bazar), et je me rappellerai de cet arc de cercle d’yeux interloqués, curieux mais timides rivés sur moi. J’ai tenté quelques blagues, personne n’a bronché, tout le monde a continué à me regarder avec ce regard tellement rempli de bienveillance – ça m’a troublé j’ai du partir. Je retournerai explorer la région un jour quand je serai bilingue en turc.