Le long de la rivière Araxe

Le long de la rivière Araxe

On dit des arméniens qu’ils sont d’un optimisme sans faille, mais aussi que cette puissante joie de vivre n’est que le cache-misère d’une extrême tristesse, enfouie profondément dans l’âme de ce peuple. Comment traverser l’Arménie sans être touché par la bonté de ses habitants, et sans ressentir soi-même les profondes rancœurs que de nombreux arméniens éprouvent encore à l’égard de tous ceux qui ont martyrisé leur histoire?

Une des rencontres les plus belles et les plus fortuites de ce voyage en Accordéonistan restera sans doute celle de Sergey Barseghyan, ce joyeux luron que mon amie accordéoniste Estelle et moi-même avons un jour rencontré dans les rues de Yerevan alors que nous nous enquérions auprès d’augustes arméniens le chemin du kebab le plus proche. Derrière son air enjoué, sa casquette de scout et ses baskets fluos, nous découvrîmes plus tard un cœur sensible et une voix bouleversante, qui nous offrirent finalement le plus beau témoignage de la douleur du peuple arménien.

Sergey (Serge pour les intimes) est un chanteur d’opéra arménien qui, comme beaucoup d’autres arméniens, a longtemps cherché à mener sa carrière hors d’Arménie. Poursuivant ses études à New York, il donna ensuite de nombreux concerts en Italie, en Espagne, aux Etats-Unis ainsi qu’à Paris, où il chanta dans le prestigieux restaurant Bel Canto. Confronté aux éternels problèmes de visa, il dut rentrer en Arménie, mettant un terme à sa carrière parisienne prometteuse. Francophile convaincu, il m’a plusieurs fois demandé de lui expliquer comment bien prononcer les paroles françaises de ses opéras de Faust ou Rossini. Plus tard, Estelle et moi lui chantâmes une version à l’accordéon de « La Bohême », de Charles Aznavour, dont nous avions spécialement appris les paroles en venant en Arménie.

Nous invitant à manger une glace dans le confortable canapé de son appartement où il vit avec sa tante Monique, vénérable doyenne diplômée du conservatoire de St Petersbourg, Sergey nous chante le génocide arménien sur un air de piano. Sa voix de ténor envahit la pièce, et ses magnifiques chansons nous transportent alors vers de terribles et sanglantes époques.

Cliquer sur le lien ci-dessous pour lire le titre Mayr Araksi Aperov :

Située à ses frais sur un carrefour stratégique, l’Arménie a longtemps enduré la domination de différents empires – les ottomans, les russes et les perses -, son territoire se retrouvant ainsi souvent partagé par ces différents règnes. Quand la première Guerre Mondiale mit ces grandes puissances en conflit, les arméniens durent malheureusement payer l’addition : le gouvernement des Jeunes-Turcs décida en 1915 de vider le territoire de l’Empire Ottoman de sa population arménienne – les suspectant d’être du côté des Russes -, résultant en ce que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de Génocide Arménien. La rivière Araxe, une ligne de démarcation naturelle entre l’Empire Ottoman et l’Empire Russe à la fin du 19ème siècle, devint alors l’une des frontières de ce massacre.

La première chanson, « Mayr Araksi Aperov », parle précisément d’un homme, désemparé, errant le long de la rivière Araxe à la recherche de sa famille perdue. Cette rivière coulant au pied du Mont Ararat – autrefois en plein coeur de l’Arménie et aujourd’hui en Turquie – est probablement le témoin d’une horrible scène. L’homme, en pleurs, ne peut croire à sa famille perdue, et l’eau à ses pieds tourbillonne de flots boueux, comme après une soudaine tempête.

P1010376

Quelques jours plus tard, nous nous aventurons dans les contrées les plus occidentales de l’Arménie, aux abords de la frontière fermée avec la Turquie, au pied du Mont Ararat. Encore par hasard, cette fois non pas à la recherche d’un kebab mais en train de faire du stop, Estelle et moi sommes invités à Artashat chez la famille de Petik, qui nous offre le café, puis finira par nous servir le dîner, nous mettre au lit et nous entretenir jusqu’à la soirée du lendemain avec force potages et liqueur d’abricot maison.P1010382 Cette famille en or, les gamins malicieux comme des petits renards, la mère aux fourneaux, le père au volant de son taxi aux sièges de cuir rouge moletonné (pour attirer les minettes), son frère beau gosse employé de banque, la vieille travaillant à l’usine jusqu’à 1h du matin, et le vieux rôdant dans le salon en pantoufles muni de sa tapette à mouches et de ses lunettes en cul de bouteille; tout ce petit monde habite dans la maison familiale construite il y a 99 ans par l’arrière-arrière grand-père. Fuyant en 1915 la ville de Van, un des principaux foyers de la culture arménienne au sein de l’Empire Ottoman, alors que les militaires turcs traquent et exterminent tous les arméniens de leur empire, l’ancêtre se réfugie de l’autre côté de la rivière Araxe, du côté russe de l’Arménie, où il s’établit et construit à Artashat la maison familiale qui nous verra débarquer 100 ans plus tard avec nos accordéons (en fait, la maison a été agrandie depuis, et la partie centenaire n’est plus qu’un poussiéreux complexe de remises abritant le poulailler, l’étagère de bocaux de cerises confites et de cornichons, et l’antique alambic distillant cette liqueur d’abricot qui nous a valu bien des maux de tête).

La vieille

Quand la grand-mère revint de l’usine à 1h du matin ce soir là, la liqueur d’abricot nous avait déjà terrassés, mais nous pouvions toujours à peu près jouer de l’accordéon et chanter. Et le grand-père était si bon danseur!

Le lendemain, nous nous rendons à Khor Virap, premier lieu saint de l’Arménie chrétienne, monastère perché au pied de l’Ararat, à quelques centaines de mètres de la frontière. Au loin, on aperçoit la rivière Araxe, ainsi que les minarets des premiers villages turcs sur l’autre rive. Les chansons de Serge nous reviennent aux oreilles. On contemple l’Ararat, puis, tel l’écrivait Manouchian, célèbre résistant français de la seconde guerre, on passe notre chemin.

LE  MONT  ARARAT  (Manouchian, 1927). 

De l’antique coupole de l’Ararat
Des siècles sont venus comme une seconde
Et sont passés.

 Le glaive des foudres sans nombre
Ont frappé son diamant
Puis ont passé.

 L’œil des générations effrayées par la mort
S’est posé sur son sommet-lumière
Puis ont passé. 

Maintenant c’est ton tour
Toi aussi contemple son front altier
Et passe.

 

Parce qu'il faut quand même terminer sur une note joyeuse : la souriante famille de Petik!

Parce qu’il faut quand même terminer sur une note joyeuse : la souriante famille de Petik!

*Le second morceau que j’ai enregistré dans le salon de chez Sergey, « Urri », est une romance populaire arménienne du XXème siècle. « Urri » signifie « saule pleureur » en arménien; Urri est un vieux saule solitaire qui regarde l’eau de la rivière couler à ses pieds, comme un monde en constant changement, fait de naissances et de morts perpétuelles. Urri regarde, et ne s’est jamais senti aussi seul parmi tant de monde.