L’Asie Centrale est une région complexe qui tout au long de l’histoire fut aussi bien à la croisée des chemins qu’au centre des empires, passant tour à tour aux mains des perses, des arabes, des mongols et des turcs. Sa musique est le résultat de toutes ces influences, et il suffit de passer d’une région à une autre pour en apprécier la diversité. Alors que les traditions musicales kazakhes et kirghizes trouvent leurs origines dans les récits épique des bardes nomades turcophones des steppes, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan sont en revanche fortement marqués par l’héritage culturel des mondes perses et arabes, et ont vus se développer à leur cour la musique savante et urbaine qui parcourt le cœur même du monde musulman, de Baghdad à Kachgar. J’ai ainsi délaissé les mélodies entraînantes et enjouées du folklore nomade Karakalpak pour me replonger dans cette musique d’art, celle qui se nourrit du mysticisme de la poésie soufie et qui ravissait autrefois les gens de la cour d’un des plus importants centres artistiques et culturels de la Route de la Soie : Boukhara.
Avec ses innombrables caravansérails, mosquées et medersas disséminés dans un dédale de ruelles et de maisons en terre, Boukhara est un véritable bijou d’architecture dans le désert, et il n’est pas difficile d’imaginer le glorieux passé de cette mythique cité marchande. Au cœur des échanges commerciaux sur la Route de la Soie, Boukhara tient surtout sa richesse de la diversité des peuples qui l’ont habitée et s’y sont côtoyés. La présence d’un grand nombre de Persans, pour la plupart poètes, musiciens, architectes ou astronomes, contribua au rayonnement culturel de Boukhara, qui à la fin du XVIème siècle devint ville cosmopolite et capitale d’un petit royaume, le khanat de Boukhara.
C’est à la cour du Khan que s’est développé un art musical raffiné, le Shashmaqam, signifiant littéralement « six maqams » en tadjik. A l’origine, le maqam est un terme arabe qui représenterait la place de réunion officielle où l’on racontait des histoires au calife; il fallait alors négocier un mode émotionnel approprié, soigneusement choisi pour coller avec le contenu des histoires (fallait pas rigoler avec le calife). Lorsque la musique vint s’ajouter à la prose, les univers sonores construits pour illustrer chacun de ces états émotionnels permirent de définir différents modes musicaux : les maqams. Comme son nom l’indique, le Shashmaqam est ainsi basé sur six de ces modes, chacun exprimés par une suite orchestrale composée de pièces vocales et instrumentales.
Tout comme dans la musique traditionnelle iranienne, le Shashmaqam est surtout un art musical qui permet d’exprimer la puissance allégorique et le mysticisme de la poésie soufie, dont certains grands auteurs, tels les Persans Ferdowsi et Rudaki, vécurent à Boukhara. Un art qui a donc un public acquis à sa cause, d’autant plus que Boukhara est le berceau de l’ordre soufi Naqshbandi, l’une des confréries soufies les plus influentes du monde musulman.
Pourtant, aujourd’hui, plus de Khan, plus de cour, et les musiciens de Boukhara se cachent dans des bâtiments cubiques gris et moches : les universités de musique. Car en débaroulant sur le tapis, les soviétiques ont mis fin à la pratique ancestrale d’enseignement traditionnel, de maître à élève, pour imposer un système éducatif institutionnalisé basé sur le langage musical occidental et ses gammes tempérées. Passés maîtres dans l’art de l’uniformisation, ils ont gommé la tradition orale et ses différences de style pour imposer la partition : tout pareil pour tout le monde. J’ai eu tout de même la chance de pousser la porte d’une de ces universités, aux côtés de Sadriddin Gulov, un musicien hors-pair, homme chaleureux jamais avare d’une bonne blague, qui m’a dévoilé en quelques jours l’habile recette de la belle vie. Lui et ses amis du Manzour Ensemble perpétuent la tradition musicale de Boukhara en interprétant des pièces du Shashmaqam et d’autres morceaux traditionnels de la région. L’ensemble est composé de six musiciens, et d’autant d’instruments qui couvrent le panel instrumental du Shashmaqam : la doyra, genre de tambourin, le g’ijjak (remplacé par un violon), le Kashgar rubab, ainsi que d’autres instruments de la musique traditionnelle ouzbèke, le ney (flûte), l’oud et le canun (d’origines arabes). Si vous avez raté la dernière réunion officielle de l’émir Alim Khan au siècle dernier, voilà de quoi se rattraper!
De gauche à droite : Ismat Iskandarov (Oud), Nadir Tachev (Qanun), Sadriddin Gulov, Akmal Hamroyev (Doyra), Mirzohid Abosev (Nay), Jasur Mukhamedov (G’ijjak), Dilmurod Hamroyev (Kashgar Rubab).
C’est en poussant cette fois la porte de chez Sadriddin lui-même que j’ai pu enregistrer une des voix les plus célèbres de Boukhara (décorée par le président ouzbek en personne), celle de la chanteuse Saodat Gulamova. Ce soir, elle interprète une pièce du Shashmaqam Dugôh (l’un des six modes du Shashmaqam), soutenue par l’accompagnement austère du saz de Sadriddin.
Sadriddin m’en a fait pousser pas mal des portes (et je ne parle pas de celles des salons de mariage, parce que ça mérite un article tout spécial – celui que je vais écrire juste après), et c’est donc dans un autre cube gris que je me suis introduit : celui de l’institut de formation des luthiers. Après avoir serré la main d’une quinzaine d’inconnus, j’ai rencontré Usta Dekhkon (prononcer Dercone), professeur à l’institut, un des meilleurs luthiers d’Ouzbékistan, qui fournit en instruments nombre d’interprètes du Shashmaqam. Dans son petit atelier, d’innombrables carcasses d’instruments de musique, dont une montagne de tars, s’entassent les uns sur les autres dans les coin. Taillés dans d’épais blocs de mûrier, ils attendent sagement qu’un quidam passe commande pour que Dekhkon leur appose une peau et les accorde. Dehors, non loin de la porte, des gros blocs de mûrier s’apprêtent à ce que la main créatrice les modèle à la vie, leur octroyant l’essence même de l’existence : la capacité de résonner.
D’après la légende, c’est sous un mûrier que l’impératrice chinoise Leizu aurait découvert l’existence de la soie, il y a de cela plus de 4000 ans. Elle profitait des ombrages de l’arbre pour boire son thé du midi quand un ver à soie se décrocha du feuillage et tomba dans sa tasse. Se saisissant de la bestiole, elle se rendit compte que la chaleur du thé provoquait l’apparition d’un fil qu’elle trouva très doux au toucher : le fil de soie. Commandant un bosquet de mûriers à son mari, elle entreprit la domestication du ver à soie et fit finalement de la Chine la première civilisation à utiliser la fameuse étoffe.
Un tel prodige aurait pu se produire à Boukhara, sous les antiques mûriers qui nimbent le bassin du Liabi-Khaouz, l’un des plus anciens lieux de rassemblement des Boukhariotes. Les habitants venaient alors en famille prendre le thé sous les arbres, écouter les conteurs et les musiciens et savourer la fraîcheur du soir au bord de l’eau. A mon passage, malheureusement, je n’ai vu personne. Le froid de l’hiver doit bien sûr y être pour quelque chose – et je reviendrais bien prendre le thé en profitant de l’ombrage des mûriers par des journées plus chaleureuses – mais certains Boukhariotes ne se sont pas privés pas de me rappeler que les ruelles et les places du centre étaient bien plus animées dans le temps (c’était mieux avant). En effet, si les soviétiques ont rénové – sélectivement – une partie des mosquées, caravansérails et medersas du centre ville (rasant toutes les autres un peu excentrées pour y construire à la place les cubes gris et moches sus-mentionnés : universités de musiques, mais aussi universités tout court, hôpitaux, etc.), ils ont en revanche bouté hors du centre la vibrante animation des places, des bassins et des bazars.
Le casque planté sur les oreilles, je me ballade dans les ruelles jaunes des vieux quartiers. J’écoute les enregistrements pris le matin même avec le Manzour Ensemble, et je me dis que j’ai fait un joli pied de nez aux soviétiques : avec ces quelques pièces du Shashmaqam arrachées à leurs bâtiments gris et moches et ramenées là, dans mes oreilles, au cœur des quartiers historiques de Boukhara, c’est un univers disparu qui réapparaît par enchantement. Glissant un œil entre les planches des portes condamnées des caravansérails en ruines, je revois ces marchands qui, autrefois, pouvaient séjourner des mois dans les chambres en alcôves avant d’écouler leur marchandise et de retourner dans leur pays. Passant sous les mûriers du Liabi-Khaouz, j’imagine ces vieillards en turbans et khalat brodés qui palabrent au bord de l’eau. Et, en longeant la citadelle de l’Emir, j’arrive presque à me convaincre que Saodat Gulamova et les musiciens du Manzour Ensemble sont juste là, derrière les remparts en terre, à faire la cour au souverain, et à lui déclamer les plus beaux poèmes.
Pour finir, une magnifique chanson traditionnelle de Boukhara, qui m’a accompagnée plus d’une fois dans mes promenades de ruelles jaunes!
Merci à Sylvain Roy, doctorant en ethnomusicologie au Centre de Recherche en Ethnomusicologie (CREM) [Thèse : « Le rubab afghani, étude organologique, musicologique et anthropologique d’un luth d’Asie centrale » – Directeur de recherche : Jean During] pour m’avoir mis en contact avec Sadriddin Gulov et les musiciens de Boukhara, et pour m’avoir fourni de nombreuses informations sur l’histoire et la musique de cette très belle ville.