Istiklal Caddesi doit être, de loin, l’avenue la plus connue d’Istanbul, et certainement un des premiers points de chute lorsqu’on visite la ville. Ecrire un article sur cette rue pourrait donc s’avérer d’un ennui mortel, surtout maintenant que j’ai passé un mois et demi à arpenter chaque recoin de la ville. Or, non; car cette avenue n’est rien de moins qu’une merveille pour les oreilles et les mirettes, et recèle un trésor d’artistes de rue qui mérite largement, après un mois et demi de cueillette sonore et visuelle, son article dans ce blog.
Istiklal Caddesi est donc la bouillonnante artère piétonne traversant de part en part le district de Beyoğlu, une zone historique d’Istanbul marquée par son cosmopolitisme et sa forte présence européenne. Cet épicentre culturel d’Istanbul dévoile, au détour d’une ruelle ou d’un passage Art Nouveau, bars, cafés, cinémas et théâtres, dans une ambiance épicée de vieille Europe. Divertissement est le maître mot de cette singulière partie de la ville, où le poum-tchak des clubs à kékés recouvre sans scrupule la complainte nocturne du muezzin. L’avenue Istiklal incarne la définition même de la rue piétonne; le moindre artifice de cette rue invite à la flânerie, que ce soit le dompteur de lapin diseur de bonne aventure (un lapin dressé pour délivrer des messages prémonitoires, oui oui), le marchand de glace en costume d’Aladdin (en costume d’Ottoman on me dit), ou le joueur de saz électrique psychédélique.
Et la flânerie est visiblement un art à Istanbul, puisqu’il est impossible de marcher plus de cinquante mètres sur cette avenue sans rencontrer un attroupement de badauds en émoi devant un joueur de flûte ou un Aladdin marchand de glace. Lesquels attroupements forment un cercle dont la largeur peut faire jusqu’à la moitié de l’avenue, bloquant le tram; les gens se piétinent pour être devant et prendre la meilleur vidéo sur leur iPhone; ça bouscule, ça chahute pour un joueur de flûte, bref c’est le bordel. Il paraîtrait qu’un million de badauds arpente cette avenue chaque jour!
Istiklal Caddesi est donc du pain béni pour les musiciens de rue, qui viennent des quatre coins de la Turquie, voire des quatre coins du Moyen-Orient et de l’Europe, pour être pris en photo par centaines par des hordes de passants oisifs. On rencontre des Lazes, une minorité ethnique caucasienne à cheval sur la Turquie et la Géorgie, dont la population est aujourd’hui bien intégrée côté turc. Ces musiciens des montagnes bordant la Mer Noire emplissent donc Istiklal du son de leur Kemençe, sorte de luth à trois cordes dérivé d’un instrument persan, ou encore du son du Tulum, un genre de cornemuse, qui avec le Kemençe impose le style de la musique Laze. On rencontre également de nombreux Kurdes, qui profitent de la réconciliation récente de la politique turque envers cette minorité (réconciliation qui n’est visiblement qu’une stratégie du gouvernement conservateur actuel, mené par Tayyip Erdoğan, pour grapiller des voix ici et là) pour partager leur culture. A voir donc la vidéo, ci-dessous, de ces deux superstars kurdes d’Istiklal, qui enflamment le dance-floor de l’avenue avec leurs chansons engagées, entourés de toute la smala kurde des environs, qui dès les premières notes se retrouvent instantanément en position danse en cercle, tenus par le petit doigt s’il vous plaît (comme les bretons). Cette danse, le Halay, est populaire en Anatolie, dans le Caucase et en Thrace, et la manière de se tenir aux autres, de bouger ses jambes ou encore de crier dépendent de la région où elle se pratique. Un super moment de bonheur à emporter!
Autre conséquence de la stratégie de grapillage électoral du gouvernement conservateur en place, l’ouverture de la Turquie vers les populations syriennes réfugiées, ce qui pour Erdoğan constitue une merveilleuse occasion de gonfler son électorat de personnes de confession sunnite. De nombreux musiciens syriens jouent ainsi sur Istiklal, comme ces joueurs de oud croisés par hasard au détour d’une promenade.
De nombreux iraniens viennent également trouver sur Istiklal Caddesi le public qu’ils ne peuvent malheureusement pas s’offrir en Iran, où la musique de rue n’est visiblement pas la bienvenue… Mon ami Mehrdad en fait partie, et arpente l’avenue avec son Târ, un intrument loufoque en forme de double coeur, un genre de luth à cordes pincées, qui est l’un des principaux instruments de la culture musicale azerbaïdjanaise. La pratique musicale du Târ est d’ailleurs inscrite au patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco! Mehrdad joue parfois avec un autre iranien, joueur de Santur, cet instrument iranien cousin du Cymbalum hongrois. Enfin, de nombreux autres énergumènes sillonnent l’avenue avec leurs instruments, comme Hitoko, cette improbable mini japonaise qui chante des chansons turques en japonais avec son accordéon (elle mérite son article, à venir), bref, la citoyenne de l’Accordéonistan, la vraie, ou encore Florian, ce Roumain le coeur sur la main, qui emplit l’air de sa voix magnifique et tragique, accompagné de son accordéon foutraque, appuyé sur sa béquille qui remplace une jambe qu’il a du perdre dans une autre bataille. Enfin, il y a ces ukrainiens, indescriptibles, qui font régulièrement l’aller-retour Odessa-Istanbul pour venir dévergonder Istiklal en grugeant la limite de temps sur leur visa, et qui valent à eux seuls une vidéo tellement ils envoient du lourd. Kalinka, Kalinka, Kalinka maïa!
Mais Istiklal Caddesi, ce n’est pas que Disneyland (ou la Cour des Miracles, c’est selon), c’est également un des principaux lieux de contestation d’Istanbul. Quand rien ne va plus, que l’oppression règne, que la police guette à chaque coin de rue, bottant le train des musiciens qui ont un peu trop l’air ghetto, alors les stanbouliotes se réveillent et vont battre le pavé! Colère contre la construction d’un troisième aéroport, contre la gestion désastreuse du gouvernement face à la catastrophe de Soma, qui a fait plusieurs centaines de morts dans une mine turque il y a un mois, commémoration des révoltes de Gezi l’an dernier, soutien aux persécutés, telle Pinar Selek, activiste turque réfugiée en France, tous les prétextes sont bons pour sortir le saz et chanter une satyre sous le nez de la police.
Puis, quand ça rigole vraiment plus, que ça sort les cagoules, balance les pavés sur les boucliers, sort les bombes lacrymo, on range les instrus en urgence et on déguerpit le plus vite possible!