Voilà déjà un bon mois que les aléas de l’itinérance me retiennent dans les filets de la ville sur le Bosphore! Istanbul, à cheval sur deux continents, étourdit par son éclectisme culturel. Mais si la ville attire et concentre la richesse musicale du Moyen Orient, de l’Europe et de l’Asie Centrale réunis, elle reste surtout une porte ouverte vers la musique orientale, pour laquelle les petites anches de mon accordéon ne sont en fait pas vraiment adaptées.
Cependant, sans évoquer un quelconque instrument de musique, la ville elle-même rappelle à nos oreilles qu’on se trouve bien sur le pas de cette porte. En bref, y a du boucan partout!
Et le boucan le plus évident, c’est bien celui du muezzin, qui rythme la journée de ses appels à la prière. Le muezzin chante le Coran 5 fois par jour, suivant des modes musicaux évoquant des couleurs ou sentiments différents, en fonction du moment de la journée. Ces modes, qu’on appelle maqâm (en turc makam), correspondent à des parcours mélodiques dans une gamme, utilisant des intervalles inférieurs au demi-ton (par exemple le quart de ton), ceux-là mêmes qui rangent donc mon accordéon dans l’étagère des instruments inutiles en Turquie.
Mais assez de théorie pour cet article; le muezzin donc est campé dans son minaret et 5 fois par jour ébranle à l’aide de mégaphones judicieusement réglés l’atmosphère paisible du quartier où se trouve sa mosquée. Il y aurait des muezzins plus doués que d’autres, et une certaine hiérarchie placerait les muezzins les plus doués dans les mosquées les plus classes, et les autres dans les mosquées un peu moins classe (par exemple, le muezzin enroué qui galère à monter dans les aigus dans la mosquée-supermarché de Tarlabaşı). L’enregistrement ci-dessus est bien évidemment celui du muezzin le plus classe, celui de la Mosquée Bleue, la mosquée qui a le plus de minarets au monde après la Mosquée Sacrée de la Mecque. L’enregistrement est pris lors de l’appel de 17h07, l’Ikindi, celui qui correspond au moment où l’ombre des objets au sol correspond à leur hauteur. On entend alternativement deux appels : celui, le plus proche, du muezzin de la Mosquée Bleue, et celui, plus lointain, de Sainte Sophie, autre célébrité d’Istanbul (d’abord église chrétienne au VIe siècle, puis mosquée au XVe siècle, puis musée depuis la laïcisation du pays par Atatürk en 1934). Ces muezzins, parfaitement coordonnés entre eux, me font penser qu’il doit y avoir un mystérieux réseau de télécommunications connectant toutes les mosquées d’Istanbul (à voir).
Le muezzin a le monopole du son. Impossible de faire de la musique dans la rue quand le muezzin chante, au risque de se prendre des remarques de la part de n’importe qui. Quelqu’un de notre public de rue nous a un jour dit : « Il faut laisser aux gens le temps d’écouter Allah, ils prendront ainsi ensuite le temps de vous remercier avec une petite pièce pour votre musique ». Bref, tout musicien de rue (y compris notre groupe) sait donc s’interrompre en plein morceau et attendre sagement que les 5 minutes de l’appel passent pour reprendre.
Enfin, le muezzin a également la surpuissante capacité d’interrompre (pendant ces 5 mêmes minutes) la police lorsque, lors de manifestations, elle envoie des bombes lacrymogènes et tape sur les gens hostiles au gouvernement. Lors des émeutes de Gezi l’an dernier, quand des millions de turcs se sont soulevés contre le gouvernement conservateur de Tayyip Erdoğan, les stambouliotes avaient pris l’habitude, tous les soirs à 21h, de tambouriner sur des poêles et des casseroles depuis leur fenêtre pour marquer leur mécontentement. Ajouté au klaxon des voitures de police (sorte de sirène de fin du monde) et au sermon du muezzin, ce devait être une belle cacophonie!
Une lectrice attentive, forte d’une longue expérience stambouliote, m’a suggéré de rajouter cette vidéo (pas de moi) à l’article : une belle illustration sonore du concert de casseroles lors des émeutes de l’an dernier!
La suite au prochain article, dans lequel je vais essayer de combiner influences musicales, situation politique en Turquie, et musiciens de rue improbables (mais pas avant que je réussise enfin à réduire la taille de mes vidéos pour les mettre en ligne).