DANS LES OREILLES
Voilà une sélection de morceaux et d’artistes découverts tout au long de mon voyage, au fil des hasards et des rencontres. Cette sélection a la particularité de m’avoir été intégralement recommandée par les personnes croisées sur ma route, pour la plupart désireuses de me montrer ce que leur pays a de plus beau à offrir. Je crois qu’ils ont bien réussi leur coup : ces magnifiques morceaux sont restés dans mes oreilles jusqu’au bout de mon voyage.
- ROUMANIE
La grande Romica Puceanu, chanteuse Rom originaire de Roumanie, comparée pour sa voix à Billie Holiday et Cesaria Evora.
Une autre chanteuse roumaine remarquable, Maria Tănase. Très populaire, elle est considérée comme l’Edith Piaf roumaine. Lume, lume signifie « Monde, monde » : « Quand aurai-je assez de toi, Monde, Monde soeur? Alors peut-être aurai-je assez de toi, Quand ils auront enfoncé des clous dans mon cercueil, Monde, Monde soeur, Quand ils m’auront mis dans ma tombe, Et je ne serai plus sur cette terre, Monde, Monde soeur!
Vasile Pandelescu, un des plus grands maîtres roumains de l’accordéon. J’ai appris ce morceau Silviana au début de mon voyage, à Budapest, et l’ai colporté tout au long de ma route, en Turquie, en Iran ou encore en Ouzbékistan.
Tcha Limberger est un musicien manouche virtuose. Il s’est intéressé de près à la musique hongroise, et a formé un ensemble, le Kalotaszeg trio, qui interprète le répertoire folklorique de la région hongroise de Kalotaszeg, en Transylvanie (aujourd’hui en Roumanie). Mon ami Kjartan jouait souvent ce morceau, Gyöngyvirágos, dans les rues d’Istanbul.
- TURQUIE
Yedi Kule est non seulement un morceau emblématique d’Istanbul, mais également le symbole de l’étroite relation culturelle entre la Grèce et la Turquie.
Yedi Kule est à l’origine un morceau grec de rebetiko, ce genre musical apparu dans les années 1920 dans les banlieues défavorisées d’Athènes au sein des communautés grecques de Turquie, revenues en Grèce à l’issue de la première guerre mondiale car chassées d’Anatolie par le gouvernement turc. Faisant d’abord l’apologie du haschisch et de l’alcool, le rebetiko devient progressivement populaire à mesure qu’il délaisse ces thèmes pour ceux de l’amour et de la séparation.
Yedi Kule est symbolique du renouveau de la musique rebetiko en Turquie; c’est en effet un des premiers morceaux de ce genre à avoir été traduit et chanté en turc, par le groupe Yeni Türkü dans les années 90.
C’est aujourd’hui un morceau très populaire à Istanbul; d’ailleurs nous avons eu l’occasion d’en faire l’expérience avec notre groupe Sokak Kahvesi!
Selim Sesler est l’un des plus célèbres clarinettistes de Turquie. Rom originaire de Thrace, la partie européenne de la Turquie, il interprète la musique turque tzigane et des Balkans, et est extrêmement populaire à Istanbul. Lorsque j’ai entendu parler de lui pour la première fois, lors de mon passage à Istanbul, c’était malheureusement pour apprendre son décès…
Deux morceaux traditionnels interprétés par Selim Sesler et son ensemble, que nous avons repris dans le répertoire de notre groupe Sokak Kahvesi Orkestrasi, formé lors de mon passage à Istanbul. Le premier morceau, Penceresi, est en 9 temps (« Dokuz Sekiz »), le rythme le plus populaire à Istanbul, celui qui fait danser absolument n’importe qui, n’importe où, n’importe quand.
Le čoček (« tchotchek ») est un genre musical répandu dans tous les Balkans, au sein notamment des communautés Rom de Macédoine et du Kosovo. On dit que ce style est apparu au 19ème siècle, apporté dans les pays des Balkans par les fanfares militaires de l’Empire Ottoman. Le čoček est aujourd’hui la musique de la danse du ventre et des mariages, et c’est peut-être le style le plus populaire à Istanbul après le Dokuz Sekiz.
Sina Nari est, avec « Et si tu n’existais pas » de Joe Dassin, LE morceau que j’aurai retrouvé absolument partout sur la route de la Soie. Aux quatre coins du monde Turc, d’Istanbul aux ouïgours du Xinjiang, en Chine, ce morceau règne en maître sur le dance-floor des mariages.
https://youtu.be/C7CSBGSjxkU
En résumé, ce que j’ai retenu de mon passage à Istanbul, c’est que les turcs adorent danser et faire la fête.
L’incroyable chanteuse kurde Aynur Dogan, qui, aux côtés du chanteur Ibrahim Keivo et du Morgenland Chamber Orchestra, interprète un morceau en l’honneur des filles et des femmes du peuple kurde.
Ahmet Kaya est un autre chanteur d’origine kurde qui, après être censuré par le gouvernement turc (la « propagande » de la culture kurde – dont la musique – est alors interdite à l’époque), finit par connaître le succès dans tout le pays. Il finit toutefois par s’exiler en France du fait de diverses peines qu’il encourt pour avoir manifesté son soutien au parti indépendantiste kurde (PKK).
Hakan Filiz interprète la musique traditionnelle de la Mer Noire, au nord-est de la Turquie. L’instrument phare de la région est le kemençe, sorte de luth à trois cordes en forme de bouteille. Bien que dérivant du kemençe iranien, la version turque a sa forme et sa sonorité spécifiques. Le joueur pince généralement deux voire trois cordes à la fois, lui permettant de poser un bourdon (note continue) comme base de la mélodie. Il joue généralement assis, mais peut également jouer debout : il maintient le kemençe droit devant lui avec une prestance incroyable, faisant tourbillonner son archet sur le corps de l’instrument qui semble alors en suspension immobile dans les airs.
- GEORGIE
Les polyphonies géorgiennes sont si pures et si célestes qu’un morceau, Chakrulo, a été intégré au « Voyager Golden Record », un disque envoyé dans l’espace en 1977 à bord des sondes spatiales Voyager. Comprenant de nombreuses informations sur la Terre et ses habitants, dont une sélection de musique issu de nombreux pays du monde entier, le disque se veut être une « bouteille à la mer interstellaire », représentative de la diversité de la vie et de la culture sur Terre. Chakrulo, par l’ensemble Rustavi.
En Géorgie, les sabres fendent les boucliers dans un feu d’artifice d’étincelles au rythme du garmoni (variante d’accordéon) et des percussions. Les danses géorgiennes reflètent toute la puissance guerrière des populations des sauvages montagnes du Caucase! Voici une époustouflante chorégraphie de l’ensemble national géorgien Erisioni.
Gordela est un ensemble de musique traditionnelle géorgienne basé à Tbilisi. Le groupe, composé de femmes, a acquis une certaine popularité en Géorgie grâce à un vaste répertoire mettant en valeur les divers genres musicaux folkloriques du pays.
Suliko est un poème d’amour écrit en 1895 par le poète géorgien Akaki Tsereteli. La chanson, composée au temps de l’union soviétique, est devenue très rapidement célèbre, notamment car elle était la préférée de Staline (originaire de Géorgie) pour qui elle passait très souvent à la radio.
- ARMENIE
Un oratorium en mémoire aux victimes du génocide arménien de 1915. Mon ami Tigran m’a fait découvrir cette magnifique vidéo, à dresser le poil sur les bras, je n’ai pas pu m’en lasser. La musique Arménienne est merveilleuse dans sa double nature, à la croisée des chemins entre Occident et Orient, subtil mélange des genres musicaux et instruments.
Un morceau, celui-là, dédié aux victimes de la communauté arménienne d’Adana, une ville aujourd’hui en Turquie théâtre d’importants massacres lors du génocide arménien. Vidéo découverte par l’intermédiaire d’un ami turc d’origine arménienne, d’Adana.
Une très belle version amateur, accordéon et chant, du morceau Yeraz, que j’avais enregistré avec Tigran à Yérévan (duo accordéon-duduk, ici). « Yeraz » signifie « rêve » : « J’ai ressenti la joie de vivre, mais malheureusement c’était un rêve. J’ai entendu une voix tendre, et me suis rappelé le temps de ma jeunesse et les baisers de ma mère. Malheureusement, c’était un rêve. J’ai ressenti la joie de vivre, mais malheureusement c’était un rêve. » Les paroles de ce morceau sont de Smbat Shahaziz, poète arménien engagé du 19ème siècle.
Ov Sirun Sirun, une autre de ces belles chansons glanées sur les routes arméniennes.
- AZERBAÏDJAN
Sen Gelmez Oldun est encore l’un de ces morceaux que j’ai pu entendre aussi bien dans les rues de Kachgar, en Chine, que dans les mariages de Boukhara, en Ouzbékistan. Originalement composé par l’artiste azerbaïdjanais Alakbar Taghiyev, le morceau est interprété au balaban (nom azerbaïdjanais du duduk) par le musicien azerbaïdjanais Alihan Samedov, avant d’être transformé en chanson populaire par les turcs puis en morceau pop par les russes. (Le clip ci-dessous vaut le coup d’œil.)
Un morceau conseillé (de force) par une vieille dame azerbaïdjanaise assez bizarre, réfugiée de la non moins bizarre région azerbaïdjanaise du Nakhitchevan, et errant dans les rues de Yerevan, en Arménie.
- IRAN
Mohammad Reza Shajarian, la plus belle voix d’Iran. Cette voix sublime symbolise à elle seule la beauté de la musique classique persane et la richesse de sa poésie. Shajarian chante Ba man Sanama, un morceau composé par Hossein Alizadeh, un des compositeurs iraniens les plus reconnus, sur les paroles du célèbre mystique soufi Roumi. Comme la plupart des poèmes soufis, « Ba man Sanama » évoque la quête de l’être divin à travers une prose riche et subtile, souvent sous forme de métaphores de poèmes d’amour. Bref, un petit bijou.
Morghe Sahar (« l’aube des oiseaux ») est un morceau composé par Morteza Ney-Davoud, au moment de la transition de pouvoir entre la dynastie Qajar et la dynastie Pahlavi, il y a une centaine d’années. C’est un morceau connu pour son message politique fort, dissimulé derrière la métaphore de l’oiseau, récurrente dans la poésie iranienne. Les paroles de Morghe Sahar encouragent l’oiseau prisonnier de sa cage à sortir et à se libérer de sa captivité, en chantant et en inspirant aux autres oiseaux des chansons de liberté. Morghe Sahar est ici interprété par Hengameh Akhavan, une des chanteuses les plus talentueuses d’Iran.
Homayoun Shajarian, fils de Mohammad Reza Shajarian : la même voix divine, sur des sonorités plus modernes (il faut bien se différencier de son père). Bon voyage!
Un magnifique morceau d’Homayoun Shajarian : Tchera Rafti, « Pourquoi m’as-tu quitté » (une thématique assez récurrente dans la musique persane).
D’autres artistes iraniens aux voix incroyables, sur des compositions modernes s’inspirant de musiques persanes populaires ou classiques. La voix iranienne est sans doute la plus belle découverte de mon voyage.
Mention spéciale au groupe Dang Show, dont j’ai glané toute la discographie à Shiraz.
Namjoo, un artiste atypique à la voix insensée, qui jongle avec la poésie persane, le rock expérimental, la musique populaire iranienne et ses propres paroles improbables. Un résultat génial et complètement barré.
L’incontournable Googoosh, la plus célèbre pop star d’Iran! Au sommet de sa gloire dans tout le Moyen Orient à la fin des années 70, elle reste en Iran jusque dans les années 2000 mais doit alors mettre sa carrière en sourdine puisque les femmes n’ont plus le droit de chanter en Iran après la Révolution Islamique de 1979. Ce morceau doit être l’un de ses plus beaux : chanté en azerbaïdjani, Ayriligh (« Séparation ») évoque le déchirement des familles azerbaïdjanaises parsemées de part et d’autres du Rideau de Fer, durant la période soviétique, les uns du côté soviétique (dans l’actuel Azerbaïdjan), les autres du côté perse (dans l’actuelle région azerbaïdjanaise de l’Iran, au nord-ouest). Un rideau de fer délimité par… la rivière Aras, qu’on retrouve également au centre de tant de chansons tragiques arméniennes!
L’étrange version originale de Jaan-e Maryam, composée par Mohammad Noori, un des chanteurs de pop-folk les plus atypiques en Iran, notamment car utilisant des accompagnements orchestraux pour ses chansons. D’abord inconnu du public, Noori est devenu populaire après la révolution de 1979, et sa chanson « Jaan-e Maryam » est aujourd’hui connue aux quatre coins de l’Iran.
- OUZBEKISTAN
Une recommandation d’une petite gargotte à nouilles de Boukhara : Bobomurod Hamdamov, musicien ouzbek de la région du Kharezm.
- ASIE CENTRALE & CHINE
A ce stade de mon voyage, mon lecteur mp3 est plein à craquer de musique d’Iran, de Turquie et du Caucase. Et les turkmènes, ouzbeks, kirghiz et chinois ne m’ont plus vanté que les mérites de la pop russe, de la pop chinoise et de Joe Dassin.
INSPIRATIONS
Encore une autre série d’artistes découverts tout au long de mon voyage, provenant cette fois de pays dans lesquels je n’ai pas mis les pieds, mais qui de fait m’appellent pour de prochains voyages!
- AZERBAÏDJAN
Bien que je me sois un peu arrêté dans la région azerbaïdjanaise de Tabriz, en Iran, pour capter les voix des bardes nomades d’Azerbaïdjan, je n’ai pas mis les pieds en Azerbaïdjan à proprement parler. Et pourtant, la voix haut perché d’Alim Qasimov, un des plus célèbres interprètes du Mugham, la musique savante d’Azerbaïdjan, ainsi que celle de sa fille, Fergana Qasimova, valent largement le détour.
- PAKISTAN
Découvert Faiz Ali Faiz chez des iraniens vivant à Yérévan (Arménie). Faiz Ali Faiz est un chanteur pakistanais de Qawwali, un type de musique soufie pratiqué au Pakistan, en Inde et au Bangladesh. L’histoire du Qawwali remonte à la propagation des rites soufis persans en Asie du Sud (Inde, Pakistan) au 11ème siècle. Le Qawwali aujourd’hui est ainsi la fusion des traditions musicales perses et indiennes. Les joueurs de Qawwali font notamment usage de l’harmonium, un cousin de l’accordéon à la sonorité envoûtante. Je n’ai malheureusement pas croisé cet instrument – présent au sud-est de l’Iran, au Pakistan et en Inde – pendant mon voyage… Une idée de nouvelles destinations!
Faiz Ali Faiz & Flamenco, 2h de bonheur.
- KAZAKHSTAN
L’envoûtant folklore des bardes nomades du Kazakhstan. Encore des contrées nouvelles à explorer!
- CHINE
Il doit finalement exister autant de variantes du sheng en Asie qu’il n’existe de variantes de l’accordéon dans le monde. Et le sheng que j’ai eu l’occasion d’enregistrer à la fin de mon voyage en Accordéonistan, le lusheng des Miao, n’offre pas vraiment les mêmes possibilités de jeu que sa variante moderne et urbaine, dont il est donné une très belle démonstration dans cette vidéo!
https://youtu.be/Qd43DcW06n