Yeki Bood, Yeki Nabood.
Il y avait quelqu’un, il n’y avait personne : c’est ainsi que débutent les contes en Persan. Au commencement, donc, il n’y avait pas un chat. Mais, partout, le fouillis originel, ses petits soubresauts et ses fluctuations hasardeuses, et, sur un lever de soleil sorti tout droit d’Ainsi parlait Zarathoustra, la lumière divine, baignant tout ce fatras. Fraîchement débarqué, l’Homme, guidé par cette céleste inspiration créatrice, transformait peu à peu la bouillie sonore du préambule en une expression artistique d’une sublime élégance : la musique traditionnelle Persane.
L’Homme, enfin celui des cavernes quoi. Celui qui, en tapant sur des pierres ou en écoutant la cadence de ses pas, invente le rythme; ou celui-là encore qui, tapi au fond de sa grotte à écouter le sifflement du vent dans l’embrasure ou le frottis des feuilles dans la brise, imagine la musicalité du souffle. Enfin, celui qui, écoutant le chant des oiseaux, s’éprend des plus audacieuses mélodies.
Tout n’est ensuite qu’une question d’alchimie sonore. De boyaux séchés en peaux de vaches tannées, de crin de jument en fil de soie d’orient, bref à la mesure de ce que procure Dame Nature, émergent ici et là différentes formes d’instruments de musique et de styles, dont les caractéristiques distinctes préfigurent déjà l’apparition de musiques ethniques ou régionales. Tandis que dans la sauvage région de Kermanshah on s’évertue à imiter le cri de la perdrix, dans la région de Bushehr, sur le Golfe Persique, on développe les percussions qui rythment la cadence des pêcheurs remontant les filets de poisson.
Aujourd’hui encore, la musique Persane reste la musique de la nature, chaleureuse et organique, comme le son du tar, son instrument emblématique. Petit dernier d’une grande famille de luths, le tar est doté d’une caisse de résonance en double coeur – forme inspirée de la courge musquée – recouverte d’une peau d’agneau avorté et flanquée d’un manche en bois de noyer sur lequel sont noués des frettes en boyau séchés. Ses cordes de métal, tendues sur un petit chevalet en os, produisent par pincement le son si caractéristique de l’instrument, auquel viennent répondre en s’entremêlant les arabesques vocales du chanteur. Ponctuées de rapides oscillations autour d’une même note, ces vocalises sont directement inspirées du chant des oiseaux, celui notamment de la perdrix ou du rossignol : c’est le Tahrir, technique par excellence de la musique traditionnelle Persane.
Mohammad-Reza Shajarian est l’artiste le plus talentueux et le plus acclamé de ce siècle en Iran. Elevé au rang de maître, sa voix se suffit à elle seule pour illustrer la magnificence de la musique traditionnelle Persane (et également pour illustrer cet article introductif). Ecoutez donc ce Tahrir, à faire pâlir de jalousie un rossignol (ou à faire rougir une perdrix, c’est selon).
Mais la création d’une musique aussi subtile ne s’est pas faite en un jour. Fruit d’une tradition orale multi-millénaire, elle trouve sa première heure de gloire à la cour de l’Empire Sassanide, âge d’or de l’Iran sur le plan artistique, il y a de cela presque 2000 ans. On chantait alors à la gloire des monarques, ou lors de rites zoroastriens (quand je vous parlais de Zarathoustra), l’ancienne religion iranienne, bien avant l’Islam. C’est dans les arts plastiques que l’on retrace l’histoire si ancienne de la musique Persane; il y aurait par exemple trois petites statuettes au musée du Louvre, représentant deux femmes et un homme à demi nus jouant du tambur (le très vieil ancêtre du tar), attestant bien que la musique en Perse n’est pas née de la dernière averse.
En revanche, impossible de savoir exactement de quelles mélopées les souverains se régalaient en se gavant de raisin. C’est pourtant à cette époque que les premières codifications musicales apparaissent, et que le répertoire de la musique Persane tel qu’on le connait aujourd’hui, le Radif, commence à prendre forme. Tout commence avec Barbad, musicien à la cour Sassanide, qui invente et classifie 360 mélodies, une pour chaque jour de l’année du calendrier en vigueur à l’époque. Transmises oralement de maîtres à élèves pendant près de 2000 ans, se diversifiant et se complexifiant progressivement sous l’influence des maqams (vous vous rappelez, j’en parle en Turquie) turcs et du monde arabe, ce n’est qu’au 19ème siècle, grâce au travail de deux légendaires musiciens, Mirza Abdollah et Agha Hossein-Gholi, que ces mélodies sont finalement structurées et regroupées dans un répertoire encore utilisé de nos jours. Le Radif, donc, un ensemble d’environ 400 mélodies, ou gushehs, regroupées en 7 modes, ou dastgah, représentant chacun un espace sonore différent. Ces dastgahs, caractérisés par des intervalles sonores spécifiques et par la manière dont les gushehs se meuvent en son sein, sont même pour certains divisés en sous-catégories, les Avaaz, selon que l’on s’attarde ici ou là dans l’espace sonore. Le Radif, c’est la Bible de la musique traditionnelle Persane, LE répertoire résumant l’essence de l’art. Bref, un gros bouquin, que tout bon musicien iranien qui se respecte possède sur son étagère (à côté des recueils de poèmes de Saadi et de Hafez).
Or, c’est bien sur l’étagère que le Radif passe le plus clair de son temps. Car contrairement à la musique occidentale, essentiellement écrite puis lue, la musique classique Persane est transmise oralement. Le maître joue un gusheh à l’élève, qui tente de le reproduire et le répète jusqu’à atteindre la perfection. Mémoriser l’ensemble des quelques 400 gushehs du Radif nécessite des années de pratique, durant lesquelles le jeune musicien assimile peu à peu la substance même de la musique, intégrant la couleur de chaque dastgah et s’appropriant les émotions intrinsèquement associées. Non seulement un passage obligé, la mémorisation de l’intégralité du Radif est surtout un travail initiatique, permettant au jeune musicien d’acquérir une interprétation personnelle de la musique et de placer ses sentiments et émotions au coeur de l’improvisation.
Mais tout ceci n’est que mélodies. Car l’essence même de la musique traditionnelle iranienne réside dans la mystique de la poésie Persane, l’expression la plus riche et aboutie du génie artistique iranien. Le lyrisme exalté sous la plume des grands poètes Soufis tels que Rumi, Saadi ou Hafez, qui continue aujourd’hui de galvaniser le peuple iranien, représente en effet une inépuisable ressource pour l’improvisation vocale. La mémorisation et l’appropriation des poèmes des grands auteurs Persans sont ainsi l’ultime étape avant la maîtrise absolue de la musique traditionnelle Persane. (Ces recueils de poèmes, encore des bouquins qui terminent leurs jours au fond des étagères et qu’on exhibe de temps à autres sous les yeux ébahis d’un touriste comme moi.)
Dans la culture Persane, on dit que le musicien représente une sorte de récipient dans lequel différentes formes d’arts traditionnels anciens cohabitent et se combinent pour s’exprimer en se renouvelant à travers le prisme de l’expression individuelle. Un peu comme un vase de la connaissance, que l’on remplit de ci et de ça, et dont on recouvre l’ouverture par le filtre des émotions afin de sublimer le mélange qui en ressort. On dit également que le musicien ne connait pas à l’avance le contenu de ce qu’il va jouer en concert. Selon ses émotions, l’humeur de l’audience, le moment de la journée, quelques strophes d’un poème émergent dans son esprit dans un éclair d’inspiration, suivies par les éléments du Radif qui y sont émotionnellement associés. L’improvisation peut alors commencer, et la beauté de la musique traditionnelle Persane s’exprimer pleinement.
Celui qui me raconte toutes ces histoires, et qui agite sous mes yeux le pot de fleur de sur la commode comme pour mieux illustrer ses propos, c’est Arman, mon ami Kurde. Il m’a même exhibé une courge de derrière son fauteuil pour que je constate les similitudes avec les courbes élégantes du tar. Un vrai magicien! Son dada c’est la musique derviche kurde, celle des transes endiablées dans les montagnes; à ma deuxième visite chez lui j’ai même glané une de ses mélodies derviches accompagnée d’un petit quatrain de paroles qu’il m’a griffonné sur mon carnet, en Kurde. Mais tout ceci est une autre histoire, et Faezeh me fait un signe du pied : ça fait deux heures qu’elle me traduit à l’oral toutes ces histoires de vase et il serait temps qu’on se taille en douce!