Selon la légende (encore que l’on m’assure que cette histoire est bien vraie), le fils aîné de Gengis Khan, Dzhuchi Khan, chassait le kulan – ces petits ânes d’Asie Centrale – comme à l’habitude quand il fut frappé par les sabots du plus brave et du plus fort d’entre eux, connu sous le nom du Kulan Boîteux. Tombant de son cheval, Dzhuchi Khan, grand conquérant des steppes et oppresseur du peuple Kirghiz, se brisa la nuque et mourut aussitôt.
Gengis Khan, qui s’inquiétait de ne pas voir son fils revenir, ordonna à ses subordonnés de partir à sa recherche. Mais il les prévint que s’ils rapportaient une mauvaise nouvelle, son courroux serait terrible et sa sentence sans égal : il leur remplirait la gorge de plomb fondu.
Les malheureux sbires de Gengis Khan ne tardèrent pas à trouver le corps sans vie de Dzhuchi Khan. Effarés, se rappelant les mots de leur maître, ils cherchèrent mille moyens de contourner la sentence impériale, en vain.
C’est alors qu’ils entendirent Ketbuka, le joueur de qomuz, conteur de légende et héros du peuple Kirghiz, qui avait assisté par hasard à la chute de Dzhuchi Khan et se trouvait encore dans les parages. Les gardes, ces poltrons, se jetèrent sur Ketbuka et lui ordonnèrent de rapporter la funeste nouvelle, à leur place, à leur maître.
On présenta Ketbuka à Gengis Khan. Forcé de parler, il saisit alors son qomuz et se mit à jouer une mélodie, la plus triste des mélodies. Par la magie de l’instrument, la scène de la mort de Dzhuchi Khan se reconstitua sous les yeux de Gengis Khan : il vit son fils chasser le troupeau de kulans, être frappé par les sabots du Kulan Boîteux, tomber de son cheval, se briser la nuque et mourir aussitôt.
Alors Gengis Khan rentra dans une colère noire, et ordonna qu’on verse le plomb fondu dans la gorge du conteur. Mais Ketbuka n’avait dit mot, c’est bien le qomuz qui avait raconté l’histoire! Gengis Khan, songeur, ordonna alors que l’on verse le plomb fondu sur le qomuz.
C’est ainsi qu’apparut le petit trou sur le corps de l’instrument, que l’on peut encore observer aujourd’hui. Grâce à Ketbuka, le qomuz, instrument emblématique du peuple kirghiz, avait acquis un son encore plus beau et mélodieux qu’auparavant.
Voilà donc l’histoire du qomuz, l’instrument emblématique du peuple Kirghiz. Fait de bois d’abricotier (percé du petit trou de Gengis Khan), doté de trois cordes et d’un manche sans frêt, c’est l’instrument des récits épiques et des duels de bardes. Voici un passage d’Aksak Kulan (« le Kulan Boîteux »), la mélodie magique de Ketbuka.
Le qomuz impressionne surtout par la manière dont ses musiciens en jouent : virtuoses, ils changent le jeu de main et effectuent de grands gestes théâtraux avec l’autre, et un peu comme les illusionistes qui gigotent pour vous embrouiller la vue et escamoter leur truc, ces musiciens font en sorte que toute cette mise en scène trompe les sens et égare l’esprit, même le plus analytique. La musique semble alors sortir d’elle-même du corps de l’instrument, c’est vraiment de la magie. La magie de Ketbuka, peut-être. La mélodie qui suit est celle du « cheval rapide », jouée par deux qomuz, et comme les musiciens sont partis au galop sans prévenir je n’ai pas eu le temps de filmer le spectacle. Par contre j’ai bien l’enregistrement sonore, alors pour s’y croire dans la chevauchée, il faut imaginer de grands mouvements amples et gracieux de la main droite, en rythme, et au moment où on entend « Hopa! », il faut voir les deux cavaliers jeter leur qomuz sur leurs épaules et continuer à jouer les bras au-dessus de la tête! (L’image ci-dessous est celle d’un autre joueur de qomuz que j’avais rencontré, et qui m’avait fait le geste, statique, juste pour la photo).
Voilà enfin un très beau morceau de qomuz, chanté cette fois, dont je n’ai malheureusement pas encore percé le mystère des paroles, mais qui a en tout cas plutôt l’air de se dérouler au coin du feu sous la yourte plutôt que sur la selle!
Bien avant que Ketbuka ne brave le courroux de Gengis Khan – ou alors était-ce bien après, comment savoir dans quelle direction le temps s’écoule dans l’infinité de la steppe -, un héros Kirghiz du nom de Djoloï partit en guerre avec son plus beau cheval. Hélas (mais c’est évident, car c’est une légende), son cheval mourut. Pour garder de sa fidèle monture un souvenir éternel, Djoloï sculpta un bloc d’abricotier à son image, puis y attacha deux cordes faites de crin effiloché qu’il préleva sur la crinière de son cheval. Le Kyl Kiyak, autre instrument symbole du peuple Kirghiz, était né.
Taillé dans une seule pièce de bois d’abricotier et recouvert d’une peau de chameau, doté de deux cordes et d’un archer en crins de cheval effilochés, le Kyl Kiyak est l’instrument du chamanisme et de l’ancienne musique kirghize. Tombé dans l’oubli au siècle dernier, il fut ressuscité par les Russes qui collectèrent de nombreuses mélodies et les rendirent populaires, remettant l’instrument au goût du jour. Voilà la mélodie que Djoloï dédia à son cheval perdu; encore de nos jours, selon la tradition kirghize, lorsqu’une personne décède les femmes pleurent et chantent une complainte basée sur la mélodie du cheval de Djoloï.
La guimbarde (« o’oz qomuz » en kirghiz), un des plus vieil instrument au monde, fait également partie de l’inventaire des instruments traditionnels Kirghiz. Le plus souvent en métal, la guimbarde utilise la bouche comme caisse de résonance et les kirghiz se servent du fond de leur gorge pour changer de note, et donc pour jouer des mélodies. Répandue en Chine, en Mongolie, et chez les peuples turcophones d’Asie Centrale, c’est avant tout un instrument utilisé par les chamanes; mais les kirghiz, ces éternels cavaliers, en font également l’instrument de leurs chevauchées épiques.
Au temps où le peuple Kirghiz faisait trembler les peuples d’Asie Centrale par la seule force de ses montures, les dresseurs de chevaux étaient de toute évidence les hommes les plus respectés de la communauté. La mélodie qui suit est dédiée à ces dresseurs dont le savoir-faire équestre a taillé la réputation du peuple Kirghiz dans la steppe. Une fois n’est pas coutume, la guimbarde utilisée dans cet enregistrement est en bambou (« jigatch ») et non en métal (« temir ») comme on la connaît en Europe (la guimbarde en métal est également la plus répandue au Kirghizstan).
Les dresseurs de chevaux ont aussi leur prore instrument, le choor – un instrument à vent similaire au kaval turc, qui lui est utilisé par les bergers -, leur permettant de passer le temps pendant que les chevaux paissent au printemps. Le choor est l’instrument de la contemplation du dresseur, assis devant sa yourte dans un décor d’immenses vallées et de montagnes enneigées. Nurbek Serkebaev, que j’enregistre dans un bureau sombre éclairé par un ciel d’hiver tout gris, me confie qu’en jouant il s’imagine les grandioses montagnes kirghizes, ce qui rend sa musique encore plus belle!
Mais la véritable légende du peuple Kirghiz, l’épopée qui concentre toute son histoire et rend ce peuple si fier, c’est bien le récit épique de Manas, le célèbre héros et grand rassembleur du peuple Kirghiz dans leur lutte pour l’indépendance. Les exploits de Manas, ainsi que ceux de son fils et de son petit fils, sont compilés dans un corpus de près d’un demi million de vers, le plus long poème épique jamais créé à ce jour. Transmis oralement de générations en générations depuis des siècles, l’épopée de Manas est une oeuvre collective colossale dont il existe aujourd’hui de nombreuses versions, certaines ayant été seulement mises à l’écrit au cours du siècle dernier.
L’apprentissage de la légende du Manas ne permet pas seulement d’étudier l’histoire du peuple Kirghiz, mais enseigne également à celui qui le récite les principes moraux nobles qui guident le héros et qui aujourd’hui trouvent une certaine valeur dans notre société. Le conteur de Manas, le Manaschi, est ainsi une personnalité révérée du peuple Kirghiz et la tradition est de venir l’écouter réciter le Manas lors de nombreux événements culturels. La récitation du Manas s’accompagne d’une gestuelle qui illustre l’action, tantôt violente lorsqu’il s’agit d’une bataille ou tantôt triste lorsqu’il s’agit d’un événement dramatique, mais toujours en rythme; et lorsque la récitation s’étend sur plusieurs heures, voire sur plusieurs jours, le conteur – ainsi que le spectateur envoûté – rentre dans une sorte d’état de transe.
J’ai eu la chance d’assister à une brève récitation du Manas, par le surprenant Turgunaaly Zhusup Mamai, petit fils d’un Grand Manaschi capable de réciter l’intégralité de l’épopée de Manas, ce qui prenait habituellement sept jours sans discontinuer, le Manaschi ne marquant de courtes pauses que pour se désaltérer. Turgunaaly récite habituellement pendant seulement quelques heures, et il nous livre ici une sorte de version courte de l’épopée, ne résumant que les principaux faits marquants de l’histoire. Dix minutes peuvent paraître suffisantes à celui qui ne parle pas kirghiz, mais pour celui qui comprend la langue, l’art du conteur est justement de le plonger au coeur du récit, dans une sorte de transe épique dont il ne pourra se sortir qu’après plusieurs heures, sans même s’être rendu compte du temps écoulé!
Un grand merci à Zarima Murzabekova pour m’avoir trouvé jouant dans les rues neigeuses de Bishkek et pour m’avoir organisé cet incroyable après-midi en compagnie des jeunes du Kochmon’s Youth Social Fund, lors duquel j’ai eu l’occasion d’enregistrer toutes ces histoires sonores! Un merci tout particulier à Nurbek Serkebaev – l’interprète de tous les enregistrements ci-dessus – pour sa présentation tout en histoires de l’instrumentaire traditionnel Kirghiz, ainsi qu’à Turgunaaly Zhusup Mamai pour son étonnante démonstration du Manas.
Pour aller plus loin, voilà une merveilleuse petite animation Kazakhe (1968) trouvée par hasard lors de mes recherches sur internet, qui raconte en musique et en images la légende de Ketbuka (activer les sous-titres en anglais). Dans cette animation Ketbuka est Kazakh et joue de la dombra (l’équivalent kazakh du qomuz kirghiz) : les peuples Kirhiz et Kazakh sont tellement proches historiquement et culturellement qu’ils se partagent même leurs légendes! Enfin, voici la mélodie complète d’Aksak Kulan que Ketbuka joua à Gengis Khan, également trouvée par hasard sur Youtube.