Andijan Polka

Andijan Polka

C’est avec des yeux étincelants et complices – mais non sans cette rigueur professionnelle que l’on décèle chez ceux qui ont passé leur vie à animer les mariages – que Sadriddin Gulov, ce vieux renard des guinguettes ouzbèkes (voir cet article), m’a transmis une bien précieuse ritournelle, celle qui libère les sourires et invite à la danse : Andijan Polka.

Ce morceau complètement absurde, répétitif et tout en majeur (la gamme chian… joviale et insouciante) ne m’a pas franchement emballé au début. Joué tout seul, là, comme ça, c’est même un morceau plutôt niais. Mais cela m’a suffit de le jouer une paire de fois à Boukhara pour commencer à soupçonner le pouvoir secret de cette polka. Sadriddin m’avait bien dit : « tu verras » (j’aurais du me méfier, lui qui sait mieux que quiconque faire guincher les vieilles dans les mariages). Car si Andijan Polka n’a pas la classe du Shashmaqam, ni la dimension épique de la musique kirghize, et encore moins la déprimante beauté de la musique persane, c’est avant tout parce que c’est un morceau qui s’assume tel qu’il est, sans prétention, voué à la cause la plus basique (mais non moins noble) : faire danser. N’importe qui. De la mamie en chaussons aux camionneurs les plus imbibés. Enfin, Andijan Polka est un morceau international, qui fait swinguer aux quatre coins de l’Asie Centrale (voire même paraît-il jusqu’en Chine). Bref, une petite pépite.

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Je n’aurais pas pu faire meilleur usage de cette polka que dans cet hôtel miteux à la frontière ouzbèke – non loin justement de la fameuse ville d’Andijan – où nous avons été forcés de passer la nuit (il y a toujours une vieille gargote moisie pile à côté des grilles pour ceux qui arrivent en retard dans cette région où les frontières ferment la nuit et le weekend). L’hôtel est rempli de camionneurs en transit depuis/vers le Kirghizstan; un énorme tas de chaussures gît à l’entrée de notre couloir, devant le début d’un long tapis persan qui court se perdre entre les chambres. Ça gronde d’agitation derrière les murs, et de temps à autres une porte s’ouvre sur un grand gaillard bouteille à la main qui zigzague en chaussons vers la porte de la chambre d’en face. Je voyage avec un suédois rencontré sur le tas une semaine auparavant et nos deux têtes hirsutes ne passent pas inaperçues bien longtemps : un quidam sorti d’une chambre nous détecte, s’approche et se lance dans une série de tours de magie avec un vieux mouchoir en tissus sale et des allumettes. Le bougre nous dévoile immédiatement le truc après chaque tour (voilà sans doute pourquoi les magiciens ne boivent pas). Pour le remercier de ce laxisme professionnel, je lui ai donc sorti l’accordéon pour une petite Andijan Polka.

Ce magicien sorti de nulle part fait partie d’une petite bande de camionneurs ouzbeks forts sympathiques qui apprécient le cognac et l’accordéon. Sortis de ci et de là dans un grand ramdam de chaussons, ils se joignent à leur copain magicien et entament une danse maladroite au milieu du couloir. Ces gaillards esquissent des pas incertains et chancellent dangereusement au moindre changement de rythme, au moindre passage de mesure; quand vient alors le final, qui va en s’accélérant, les malheureux tournoient en se tenant le ventre et, quand sonne enfin la note finale, échouent dans un râle aux abords du tapis. Ils soufflent comme des bœufs en s’épongeant le front avec leurs mouchoirs sales quand un vieux malingre débarque et redemande la même. Ah, cette Andijan Polka!

Kamikaze et David le suédois (merci pour tes photos de la soirée!!)

Kamikaze et David le suédois (merci David pour tes photos de la soirée!)

Quand j’ai épuisé le stock de polkas ouzbèkes (c’est-à-dire quand j’ai rejoué Andijan Polka cinq fois – avec peut-être un Kalinka Kalinka Kalinka Maya au milieu), les survivants s’effondrent sur nos lits de fortune, dépêchent un gamin dans leur réserve de cognacs, installent la table de l’apéro (sur la table de nuit du suédois) et se présentent un à un. Le prestidigitateur aux allumettes et au mouchoir sale se fait surnommer David Copperfield, parce qu’il a toujours un habile tour dans son sac; celui qui a beaucoup soufflé pendant Andijan Polka, au visage tout rond et à la carrure de kick-boxer, c’est Kamikaze, parce qu’il conduit le plus gros camion, un cent tonnes, et qu’il risque sa vie chaque jour sur les cols enneigés; et le vieux malingre, qui persiste à me parler en allemand (ramené d’une expédition avec l’Armée Rouge) alors que je ne comprends rien à l’allemand, s’appellera tout simplement le Vieux, parce que j’ai oublié son surnom. Les trois lurons (ainsi qu’un ou deux autres dont j’ai oublié les visages) nous adressent la parole avec sympathie et une sorte de pudeur polie, cette pudeur particulière d’Asie Centrale que l’on décèle en les regardant se servir d’énormes tasses de thé pour innocenter leurs petits verres de cognac ou de vodka (une scène dont j’ai souvent été le témoin et qui se solde toujours par un verre d’alcool vide et une tasse pleine de thé froid).

Traquenard cognac avec le Vieux et Kamikaze

Traquenard cognac avec le Vieux et Kamikaze

Alors que David Copperfield apprend au suédois à soulever une bouteille avec une allumette, Kamikaze me raconte les angoisses quotidiennes de la vie sur les routes à bord de son semi-remorque. Lui qui chaque jour (particulièrement en hiver) risque sa vie sur le col qui sépare Tashkent d’Andijan pour aller chercher, au Kirghizstan, la cargaison que ses collègues kirghiz ramènent de Chine, le voilà, avec sa caravane de cent tonnes, le vrai voyageur de la Route de la Soie. Cette Route qui me fascine, une Route aux confins du monde, énigmatique et merveilleuse; une route qu’il déteste.

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Le lendemain de cette soirée aux abords d’Andijan, nous sommes debout aux aurores, mais déjà la plupart des camionneurs sont repartis. Ceux qui restent nous saluent en fredonnant une petite polka. Derrière l’hôtel, une montagne de bouteille de vodkas et de cognac jonche le sol; près des toilettes au fond de l’arrière-cour, c’est un énorme tas de mégots froids. Sinistre caravansérail des temps modernes. Heureusement qu’Andijan est là, pas loin, pour faire voleter de temps à autres une petite ritournelle.

Deux mois plus tard, dans la fourgonnette qui m’amène à la frontière chinoise, j’ai toujours un improbable succès avec cette Andijan Polka; les kirghiz l’apprécient autant que les ouzbeks on dirait, à en juger le billet de 50 soms qu’ils essayent de caler dans le soufflet de mon accordéon pendant que je joue (c’est la coutume, chez les peuples turciques). La neige tombe drue, le sol se confond avec le ciel dans un joli univers chantilly en trois dimensions. Nous croisons un semi-remorque renversé sur le bord de la route. Je repense à Kamikaze. J’espère qu’il va bien.

Passe d'Irkeshtam - La route vers la Chine

Passe d’Irkeshtam – La route vers la Chine

Photo de couverture © Elisabeth Callens