Mon amie Melis est née alévie.
Alors que le Ramadan contraint actuellement le monde musulman à observer le jeûne, relire le Coran et s’adonner à la prière, alors que le sermon du muezzin résonne au-dessus des toits d’Istanbul, la famille de Melis m’invite chez elle, ce midi, autour d’un de ces copieux petits déjeuners turcs dignes d’un faste festin de Sultan. Une fois les rideaux tirés (pour ne pas être vus des voisins kurdes ultra-conservateurs), olives, fromages, miel, confitures, pruneaux et autres omelettes envahissent la table, le thé coule à flot, la mère de Melis – telle une véritable mamie-biscuit – m’ordonne de me goinfrer, et on m’explique enfin qui sont ces fameux alévis.
L’alévisme pourrait être considéré comme une religion, un mode de vie, une culture ou encore une philosophie. C’est en fait un peu de tout ça en même temps : une doctrine qui prend sa source dans les traditions tribales des anciens peuples turcs nomades des contrées d’Asie Centrale, et qui, après avoir cohabité avec de nombreuses religions et croyances, s’est développée comme un système de pensée fondé sur l’Homme, emprunt de tolérance et d’humanisme.
Bien que la croyance alévie se rattache à l’islam chiite, les alevis revendiquent une approche non dogmatique et non rigide de la religion. Ils privilégient ainsi la compassion à la peur, et la tolérance au châtiment (Melis se rappelle que, lorsque petite elle rechignait à terminer sa soupe, au lieu d’être mise en garde contre le châtiment qu’Allah allait lui infliger, comme la plupart des parents sunnites l’auraient fait, sa mère lui disait qu’elle allait faire pleurer les anges). Les alévis sont profondément humanistes et croient que Dieu réside en chaque être humain. Ils se détournent ainsi de toute idée de domination, et acceptent l’homme tel qu’il est, quels que soient la couleur, le sexe ou l’origine. Les alévis considèrent ainsi le port du voile comme absurde, et leur manière de pratiquer leurs croyances est à des années lumière de la flopée de prières quotidiennes contraignantes et aveuglément tournées vers la Mecque.
Les alévis privilégient le fond du Coran à sa forme, s’intéressant à son message atemporel et universel. Ils considèrent que le premier devoir du croyant est non pas la prière mais l’accès à la Science et au Savoir, qui sont la révélation continuelle de Dieu. Les alevis sont, depuis des siècles, fervents défenseurs de la laïcité, défenseurs de la démocratie et du respect des droits de l’homme.
Bref, les alévis ont l’air tellement géniaux que j’ai harcelé Melis pour qu’elle nous fasse assister à une de leurs cérémonies. Nous voilà donc partis crapahuter à l’autre bout d’Istanbul, vers un de ces improbables lieux de cultes secrets (en fait, plus vraiment secret de nos jours) qui permettent aux alévis de faire vivre leur culture. Sur le chemin, elle me décrit la façon misérable avec laquelle la communauté alévie – qui représente quand même près du tiers de la population turque! – est persécutée et réprimée en Turquie, par la population sunnite d’une part, mais également (et surtout) par le gouvernement, qui tente de la marginaliser (provoquant parfois des catastrophes, comme l’attentat de 1993 à Sivas, qui avait causé la mort de 37 intellectuels, majoritairement alevis, alors réunis lors d’un congrès). A contre-courant de l’Islam officiel, promouvant des idées progressistes au sein d’un peuple conservateur, la communauté alévie constitue aujourd’hui un rempart contre toute sorte de fanatisme et d’extrémisme religieux en Turquie!
Alors qu’il y a encore quelques années les alévis se retrouvaient dans des lieux de cultes tenus secrets, alimentant malgré eux fantasmes absurdes et haineux, ils ont aujourd’hui l’autorisation de se retrouver dans un cemevi (littéralement « maison du rassemblement »), un genre de salle polyvalente de quartier, non reconnu officiellement comme lieu de culte par le gouvernement turc. Ici, hommes et femmes se rassemblent sur un pied d’égalité pour aviver le souvenir de Dieu, par des textes lus, des prières collectives et la pratique du Semah, cette danse où, tournoyant au son endiablé du baglama (genre de saz), le croyant reproduit le mouvement du Cosmos, la plus importante création d’Allah! Et comme les alévis sont des gens trop cools, nous voilà intégrés à la cérémonie, à genoux en rang d’oignons, en train de faire semblant de prier en marmonnant des machins incompréhensibles alors que des danseurs s’agitent devant nous avec forces courbettes. Tel un rusé goupil, profitant de l’état de transe général, j’ai innocemment appuyé sur le bouton ON de mon micro, lequel savamment caché dans ma sacoche, laquelle judicieusement orientée vers Dédé (beh quoi, c’est le nom de l’imam chez les alévis). L’enregistrement, d’une qualité un peu douteuse, vaut tout de même le détour :
Il s’agit d’un des plus beaux moments de la cérémonie : le Requiem pour Hüseyin, fils d’Ali, petit-fils de Mahomet et troisième imam des chiites. Sa mort, en 680, marque la profonde scission entre chiites et sunnites, qui ne voient pas en les mêmes personnes le successeur légitime de Mahomet. Hüseyin meurt donc durant la bataille de Kerbala, lors de laquelle sa petite troupe de 72 joyeux drilles se fait écraser par une armée de 30 000 soldats. Combattant dans le désert sous un soleil de plomb pendant deux jours (solide la petite troupe), on ne sait plus trop si Hüseyin est mort transpercé ou tout simplement de soif. Parce que c’est classe, on dira que c’est de soif.
J’assiste alors, hébété, à une scène inattendue : au son tragique du baglama l’assemblée alévie se met à pleurer à chaudes larmes (pris de panique, j’essaye aussi de pleurer, en vain). Larmes qui, me dira-t-on plus tard, symbolisent la soif qui terrassa Hüseyin sur le champ de bataille!